Si le cœur t’en dit, je t’emmène sur l’île de Cragaig à la rencontre du vieux Alasdair. La première impression est sonore, tu entends le ressac des vagues venues s’échouer aux pieds de ces immenses falaises de calcaire blanc. Tu distingues le chant des cormorans, bernaches, lagopèdes, une farandole de cris dans le ciel, le meuglement des vaches perdues et le bêlement des moutons laineux. Tu perçois le scroutch de tes pas écrasant la couche de sphaigne dès que tu t’aventures en dehors des sentiers battus. Battus par qui d’abord ? Dans cet endroit déserté par la population, seuls quelques vieux qui ont compris le cœur de ce pays restent à braver la complainte de ces plaines. Battus par le vent, par le brouillard, par la fulgurance des embruns, par le blizzard, putain de blizzard.
« il avança en tanguant le long de la falaise. En contrebas se trouvaient les deux terrasses surplombant la grève, là où la famille de son grand-père avait fait pousser l'orge pour son whisky. Grandes marches vertes entre les collines brunes et la mer hyaline, elles étaient à présent en friche, les sillons dans l'herbe disparaissaient rapidement sous la fougère qui proliférait. C'était là que broutaient les moutons d'Achateny, tels des poux à fourrure éparpillés le long de la côte, leurs bêlements pathétiques se mêlant aux folles menaces des goélands argentés et des corneilles mantelées qui plongeaient, s'élevaient et tournoyaient au-dessus du littoral. Au-delà, les grands donjons crénelés des rochers noirs contrastaient avec les langues de terre et les récifs qui mouchetaient le léger ressac et que la marée était en train de recouvrir. »
Si l’hiver t’en dit, tu prolonges ce séjour à travers les saisons, jusqu’au cœur de l’hiver. Hostile et sauvage, il t’enveloppe de son mystère et t’effraie tant que lorsque tu refermes la porte de ta chaumière, chauffée à la tourbe, le vent assourdissant qui s’engouffre entre les rondins de ta cabane, le feu crépite et le whisky réchauffe, l’eau de vie, pure et chaude qui te fait l’oublier la solitude dans laquelle des années d’errance t’ont plongé. Dehors, le brouillard impénétrable enveloppe la grandeur de ces falaises. Dehors, la neige immaculée nappe d’une blancheur aveuglante ces collines. Le froid détrempe tes os, mais tu te dis que le cœur de la vie est dehors, alors tu sors prendre ta barque, rame le soleil dans le dos, ramasse tes casiers à homards. La pêche fut bonne.
Si le cœur de l’hiver t’en dit, tu respires ces odeurs, un mélange d’iode et de fougères. Tu passes ta langue sur les lèvres et tu ressens le sel qui s’y est déposé, comme sur tes joues, mais là ce sont les larmes de ta vie qui s’écoulent depuis des années de spleen et de tristesse. Et pourtant, tu te sens bien, là-bas, dans ton élément, ces falaises, cette neige, ce blizzard qui enveloppent tous tes souvenirs. Magistral. Jusqu’au jour où un nouveau voisin semble détruire à petits feux l’harmonie qui s’est créée dans ce paysage enchanteur.
« La journée de travail était terminée. Et pas trop tôt non plus. Car le grand soleil avait plongé dans la mer, était coupé en deux comme un fruit par le fil de l'horizon. Et maintenant la mer n'était plus de cuivre mais un carnage de jus sanglants posés, comme du pétrole, sur les vieilles eaux en contrebas, tandis que les verts de glace et les bleus sombres des surfaces dans l'ombre, du fait de la lumière du ciel, avaient laissé place à des noirs et à des tons bitumeux. »
« La journée de travail était terminée. Et pas trop tôt non plus. Car le grand soleil avait plongé dans la mer, était coupé en deux comme un fruit par le fil de l'horizon. Et maintenant la mer n'était plus de cuivre mais un carnage de jus sanglants posés, comme du pétrole, sur les vieilles eaux en contrebas, tandis que les verts de glace et les bleus sombres des surfaces dans l'ombre, du fait de la lumière du ciel, avaient laissé place à des noirs et à des tons bitumeux. »
Pourtant dans cette austère lande d’hiver, tu ne te sens pas seul. Bien des années avant, tu retrouves la trace d’ancêtres, tu entends une guitare folk entre les notes de vent, une vieille voix chevrotant un vieux blues, une complainte digne des grandes pensées du blizzard, tu t’y sens attiré comme un vieux scotch au coin du feu…
« Le Cœur de l’Hiver », Dominic Cooper.
Traduction : Bernard Hoepffner.
« Sous les étagères sont posés deux seaux argentés remplis d'eau. De l'eau tourbeuse du ruisseau. De l'eau froide, immobile, d'un brun doré dans des récipients argentés. La véritable uisge beatha, l'eau de vie. »
Salut, le Bison
RépondreSupprimerRafraîchissante, cette chronique évoquant l'hiver, par cette chaude journée d'été.
Une lecture remplie de sons: le mouvement des vagues, le vent, les cris des oiseaux !
Une lecture qui fait largement appel aux 5 sens.
Que l'Hiver paraît séduisant lorsqu'il est évoqué aujourd'hui...
J'aime bien le titre. A propos, comment est le coeur de l'hiver ? V comme... Vent, V comme...Verts de glace.!?
Encore un titre que j'ajouterais bien à ma liste de "Livres à découvrir ", même - ou plutôt surtout- si le recit se déroule lentement, pareil à une journée d'hiver dont le froid ralentit nos mouvements.
D'une magnifique lenteur. Il est si beau, ce roman. Si lumineux et par moment si ombragé. Un grand roman tout en sens. Les journées d'hiver y sont si longues qu'on prend le temps de l'observer dans la profondeur de ses ténèbres...
SupprimerMerci l'ami. Ce livre ne pouvait que te plaire. Vers l'aube, autre roman de Cooper, est de la même eau, enfin de la même uisge beatha que je dégusterais volontiers avec toi.
RépondreSupprimerJ'ai les autres romans de Dominic Cooper, Vers l'aube (encore un très beau titre), et Nuage de cendre. Je m'en réjouis par avance. Celui-là fut une telle découverte... Si magnifique, si hivernal...
SupprimerRien de plus beau à entendre que cette musique-là, celle des vagues qui s'échouent sur le ressac, des flocons aussi frette que ta joue posée sur un oreiller de glace dans un igloo à moins 40, si en plus on y trouve des lagopèdes, je disq ue c'est pas loin d'être le paradis dans cette contrée écossaise...
RépondreSupprimerLe coeur de l'hiver c'est le coeur de la vie. C'est ma plus belle saison.
Qu'il doit être magnifique ce livre...
C'est tellement beau que j'ai envie de m'y engouffrer pour ne plus ressortir de ce monde, le cœur de l'hiver, c'est magnifique.
SupprimerHeu... à -40°C... pourquoi j'ai le majeur tout bleu...