"La venue de la nuit semblait accentuer la frénésie des zazous, gorgés de cognac. Des couples dégouttants de sueur parcouraient des kilomètres au pas de course, se prenant, se lâchant, se projetant, se rattrapant, se pivotant, se dépivotant, jouant à la sauterelle, au canard, à la girafe, à la punaise, à la gerboise, au rat d'égoût, au touche-moi-là, au tiens-bien-ça, au pousse-ton-pied, au lève-ton-train, au grouille-tes-jambes, au viens-plus-près, au va-plus-loin, lâchant des jurons anglais, américains, nègres, hottentots, hot-ce-matin, bulgares, patagons, terrafuégiens, et kohêtera. Ils étaient tous frisés, ils avaient tous des chaussettes blanches et des pantalons serrés du bas, ils fumaient tous des cigarettes blondes. [...]Pour mettre un peu d'entrain, il déboucha quelques nouvelles bouteilles et se versa une large rasade. Il rinça son œil de verre dans le fond de son verre, et, le regard plus brillant que jamais, s'élança vers une fillette."
Un piano à queue, une trompette et quelques verres de cognac, les ingrédients nécessaires à la loufoquerie de la suprise-party du Major. Beaucoup de folie pour un peu de cognac, beaucoup de cognac pour un peu de folie. L'élixir des Charentes dansent devant le tourne-disque du Major, ses convives dansent autour du liquide ambrée, des déhanchements furieux pour sortir de leurs camisoles et du swing, de la valse, du bop, le jazz et la belle Zizanie. Il lui a fallu d'un regard d'un sourire, sur un air de jazz, pour que le Major tombe amoureux de cette sublime femme, d'une crinière brune et de jambes élancées qu'il écarte de sa trompette jouissive - oh pardon monsieur quel beau trombone vous avez-là. Et c'est chaud, c'est bon, c'est humide, ça coule dans la folie, dans l'absurdité, dans l'amour. Le jazz c'est l'amour. L'amour c'est mon jazz.
Boris Vian a la plume déroutante comme un air de jazz, la surprise-party se change en surprise-partie, et son amour pour la Zizanie se danse dans la patience. L'excentricité de la musique et du Major se marient bien ensemble, et devant ce spectacle de corps déchaînés et enchaînés dans la sueur de jambes en l'air, l'air du temps, un air de jazz, le souvenir du grand amour qui se joue au premier regard. Entre Boris et Vernon, j'ai toujours envie de te faire l'amour sur un air de jazz, air suave et moite sur le canapé ou les draps froissés, te voir jouer de ma trompette avec tes lèvres, te sentir jouer de mon trombone avec tes mains, et je te fais couler la chaleur de mon cognac dans ta gorge ou entre tes seins. C'est fou et totalement décalé comme l'amour, une nuit, un jour, toujours.
"Abadie jouait son grand succès : On est sur les roses. La joie des zazous était à son comble. Leurs jambes se tortillaient comme des ocarinas fourchus pendant que les semelles de bois scandaient avec force ce rythme quadritemporel qui est l'âme même de la musique nègre comme dirait André Cœuroy qui s'y connaît en musique à peu près comme le douanier Rousseau en histoire. Les beuglements sournois du trombone donnaient aux ébats des danseurs un caractère quasi sexuel et paraissaient issir du gosier d'un taureau égrillard. Les pubis se frottaient vigoureusement afin, sans doute, d'user ces projections pileuses, gênantes pour se gratter et susceptibles de retenir des parcelles d'aliments, ce qui est sale. Plein de grâce, Abadie se tenait à la tête de ses hommes et lançait un piaulement agressif toutes les onze mesures, pour faire la syncope. L'atmosphère se prêtant particulièrement aux déchaînements de la cadence, les musiciens donnaient le meilleur d'eux-mêmes et arrivaient à peu près à jouer comme des nègres de trente-septième ordre. Un chorus suivait l'autre et ils ne se ressemblaient pas."
Le verre coquin et le troubadour, la folie de l'amour d'un amour fou.
"Vercoquin et le plancton", Boris Vian.
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