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mercredi 23 octobre 2024

Et puis la mer se retira en silence


 Cela commença par quelques tremblements. Légers au début, juste de quoi soulever la poussière de la terre. Puis le bruit un peu plus sourd. Ça bouge un peu plus. Un tremblement de terre de plus, mais la terre a l’habituel, le Japon aussi. Le calme s’ensuit. Par calme j’entends silence. Le vent s’est tu, les animaux se sont tu, même les oiseaux gardent le bec clos, caché, à l’abri. Et puis la mer se retira en silence. Une alarme stridente brisa ce silence du haut de la colline. Alerte Tsunami ! 

 « Au large, la mer continuait à se retirer et le grondement des vagues était presque inaudible, il régnait un calme inquiétant. Ce fut juste après qu’il entendit l’alerte parvenant du haut de la pinède sur la colline. »

 Yasuo se dépêcha de redescendre au port, à contre-courant de la population qui fuit la côte. Il détacha son petit bateau de pêche et alla au large, au-delà de la vague. Attendre que celle-ci s’échoue avec ce sentiment d’impuissance. Pour sa survie, il sauve son bateau. En contrepartie, il est le premier spectateur de cette vision d’horreur, son village rasé, coulé sous les flots, sous la boue. Plus de maisons, voitures retournées, l’attente.

dimanche 20 octobre 2024

Toujours la même pluie

  Bonjour.
Une voix au téléphone.
Vous pourriez venir demain matin, Madame. Nous aimerions vous parlez. Vous pourriez nous aider. Je vous donne rendez-vous à 9h00 au poste de police du Havre.
Je n'arrive plus à sortir un son de ma gorge. Des images viennent et reviennent, viennent et reviennent. Comme ces vagues qui s'échouent sur le rivage. Ressac.

  Bonjour.
Reconnaissez-vous cet homme ? Non, pourquoi je devrais... Je ne sais pas. On a retrouvé le corps de cet homme sur la plage. Non, je ne le connais pas. Il n'avait pas de papiers, rien dans ses poches, juste un ticket de cinéma, la séance de lundi soir. Vous êtes sûr de ne pas avoir une petite idée sur son identité. Non… Au dos du ticket de cinéma, il y avait votre numéro de téléphone…

  "Il était midi quand je suis montée sur la digue - je voulais faire moi aussi la promenade au phare. Un halo d'humidité flottait sur la jetée, qui s'est évanoui dès que je me suis approchée, la barre devenant alors très réelle, tendue, et rehaussée côté mer d'un muret de béton tel un rab de rempart, si bien que j'entendais les vagues cogner contre la muraille, le boucan du ressac, mais je ne voyais rien. Au loin, le phare projetait son désœuvrement sur l'avant-port, flou et solitaire, résigné à attendre le soir pour émettre sa signature lumineuse : un éclat rouge toutes les cinq secondes visible à vingt et un milles nautiques. Le battement cardiaque de la nuit portuaire. Une pulsation électrique qui le distinguait parmi les phares et balises de la façade Ouest et clamait : je suis le phare de la digue Nord du Havre."

dimanche 13 octobre 2024

Les Amours de Barbezieux


  « Je suis élève en terminale C au lycée Élie-Vinet de Barbezieux.
Ça n'existe pas, Barbezieux.
Énonçons autrement. Nul ne peut dire : je connais cet endroit, je suis capable de le situer sur une carte de France. A part peut-être les lecteurs, et ils sont de plus en plus rares, de Jacques Chardonne, natif de la ville, et qui en a vanté l'improbable "bonheur". Ou ceux, ils sont plus nombreux, mais ont-ils de la mémoire, qui empruntaient la nationale 10, naguère, pour se rendre en vacances, au début du mois d'août, en Espagne ou dans les Landes, et se retrouvaient systématiquement bloqués dans les embouteillages, là, précisément, à cause d'une succession mal pensée de feux tricolores et d'un rétrécissement de la chaussée. »

  Tu connais la jeunesse de Barbezieux. D’ailleurs tu connais Barbezieux, au fin fond de la campagne Charentaise, à deux ponts ou deux routes de la Dordogne. Le désert absolu en matière de plaisirs adolescents. Surtout quand tu es en Terminale C au lycée Elie-Vinet de Barbezieux. Un lieu qui n’existe pas. D’ailleurs, Barbezieux n’existe pas, ou ne devrait pas, surtout quand tu es jeune.
Alors casque sur les oreilles, protection en mousse orange, le lecteur cassette autoreverse attaché à ta ceinture, tu écoutes Bruce Springsteen qui deviendra le boss, « Because the night ». Cette nuit. Et après, me diras-tu ? Rien, juste cette musique et après on s’embrasse, on se suce et on s’encule. Oh It's so good Oh it's so good Oh it's so good

  Quand tu es seul, tu sors un livre, tu aimes les livres, l’odeur de la bibliothèque, ces étagères de poussière. Mais tu ne le dis pas, tu le caches un peu même. Pas que tu es honte, mais avec ton aspect longiligne, on te prend déjà pour une tapette, que tu n’as pas besoin que les insultes « sale pédé » fusent à tout bout de champs. Parce que des champs dès la sortie de Barbezieux, il n’y a que ça…    

lundi 7 octobre 2024

La Fille du Slasher


Venez voir, en ce jour du 12 septembre de l’an de grâce mille huit cent trente-huit, sur le Champ de Foire de Hallow Heath, dans le comté de Worcestershire, à la Foire aux Chevaux annuelle, attenante au nouveau canal de Birmingham, le combat très attendu du noble art de la boxe à mains nus… Et la foule crie, et la foule hurle, et la foule braille… Et la bière coule, et la bière se verse, déverse, se renverse… La revanche tant attendue entre Tom Heaney, l’ouragan irlandais, et le vieux Bill Perry, le slasher de Tipton… Sous une pluie battante, une pluie froide, une pluie de sueur… Et sous des hectolitres de bières…

« Toute cette bière au fil des années cette intense montée de plaisir qu'elle lui procurait quand elle cascadait dans sa gorge, bruissant et nettoyant ses entrailles, et l'étreinte musclée du houblon quand il vous frappait et que tout devenait possible. II était né avec une soif insatiable qu'aucune quantité de bière ne semblait jamais pouvoir étancher. »

Le dernier combat de Bill. Avec l’argent ramassé, il achète le pub de Tripton… Et là, le géant aussi alcoolisé que doux, des poings de fer un cœur de guimauve, se retrouve dans son élément, comme entre quatre cordes sur le ring, entre quatre fûts de bière derrière le comptoir. Il achète également pour quelques pièces une jeune gitane, Annie, oui à l’époque ça se faisait, pour s’occuper de lui et du bar ; elle devient ainsi sa « fille ». Une fille qui en cachette apprendra à se battre et montera également sur le ring, écrasant de son intelligence et de sa vivacité les grosses mégères fermières laitières venues se mesurer à elle pour quelques pièces... En digne héritière, son nom de ring, la fille du slasher.  

jeudi 3 octobre 2024

Voix Cobain, Voie Spokane


Revenons quelques années en arrière... Le temps file et défile dans ma bibliothèque ; c'était il y a plus d'une décennie, peut-être même deux, certainement, au bout de deux pintes, j'ai du mal à additionner correctement les nombres, je découvrais la plume indienne de Sherman Alexie dans "Phoenix, Arizona". Et j'avais beaucoup apprécié cette confrontation entre la culture amérindienne et le modernisme de l'Amérique. On y buvait du whisky, on y jouait au basket. Après tant d'heures d'attente et de pages tournées et retournées, de couvertures pliées et de livres rangés, je décide enfin de replonger dans cette Amérique-là... Une Amérique post 11 septembre vue de l’œil indien, celui de Sherman Alexie qui se met toujours plus ou moins en scène. De la fiction ancrée dans le réel, dirai-je. 
 
"Après avoir déjeuné seule au Good Food, un restaurant postcolonial miracle qui servait du teriyaki japonais, des sandwiches à la saucisse polonaise, des pizzas italo-américaines, du riz aux haricots mexicain ou créole, elle but son café, puis chercha le garçon du regard. Il y avait plus d'un quart d'heure qu'il était parti avec sa carte de crédit et il ne revenait toujours pas. Peut-être qu'il est en train de sauter une serveuse dans la cuisine, pensa-t-elle. Mais ne soyons pas homophobe, peut-être qu'il saute le mignon petit aide-serveur guatémaltèque. Ou peut-être qu'il utilise ma carte bleue pour accéder à du porno ou à des biographies de célébrités sur Internet ; peut-être que c'est un employé amer et paresseux ; ou peut-être qu'il est gentil, correct, mais nul dans son travail ; ou peut-être que ma banque a fini par bloquer mon compte débiteur et que le fisc va me faire arrêter. Elle se demanda si les États-Unis ne risquaient pas de rétablir la prison pour dettes. Dans ce cas, elle serait sûrement condamnée à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. La prison ne serait pas mal, en définitive, se dit-elle. Et en isolement cellulaire, elle aurait la paix. Épouse d'un grand homme et mère de deux fils adolescents, elle détestait leur cacophonie masculine. Elle aimait davantage la solitude et le silence méditatif à l'époque où elle était une enfant de sept ans vivant dans les vastes forêts de pins de la réserve des Spokanes, qu'elle ne les aimait aujourd'hui à cinquante ans, prisonnière d'une ville elle-même prisonnière des eaux. Elle avait été une nonne prépubère. Elle avait été plus proche de Dieu lorsque son vocabulaire était de soixante-quinze pour cent plus réduit. Elle donnerait volontiers tous ses mots de cinq, de quatre et de trois syllabes pour retrouver Dieu. Il lui manquait. Et son serveur aussi lui manquait. Peut-être que son serveur n'avait jamais existé. Peut-être qu'il s'agissait d'un fantôme. Peut-être que je suis en proie à des hallucinations et que je ne m'en rends même pas compte. Les fous savent-ils qu'ils sont fous ? Regardez-moi ça, la schizophrène paranoïaque qui déjeune au restaurant. Elle éclata de rire et se demanda comment elle avait pu devenir cette femme qui mangeait seule et riait tout haut en public. Je suis une folle et une S.D.F qui paye un loyer. Bientôt, je porterai des sacs en guise de robes. Qu'est-ce que Chanel en penserait ? Bon Dieu, où est passé ce serveur ? Elle promena son regard sur la salle à la recherche d'une preuve de son existence : un tablier taché, un stylo-bille, une odeur d'eau de toilette imprégnée de phéromones. Le serveur avait disparu. Envolé, volatilisé."