"Un homme sans moustache est un homme sans âme", écrivait Confucius. A Smiljevo, dans l'arrière-pays dalmate, les hommes portent tous la moustache, c'est inné, c'est culturel. Il va s'en dire que le petit village est donc rempli d'âmes et ce n'est pas Don Stipan, le curé de la paroisse qui va s'en plaindre. Quoique... Il aimerait rencontrer moins de velléité et de passion de certaines de ses ouailles... Mais en plus des moustaches, ce qui caractérise surtout ce village, ce sont ces gestes du quotidien, la bonne humeur qui s'écoule d'un repas dominical sur la terrasse ombragée de la place du village, ce sont ces jupes qu virevoltent autour d'une danse klezmer ou d'une brise orchestrée par le Divin. Et pas que, lorsque je me promène dans les rues chaudes et humides comme les cuisses de cette veuve encore jeune, j'y croise un ivrogne ou un alcoolique repenti - où est la différence -, un poète - incompris comme tous les poètes -, un ministre de la Défense ou un général de l'armée croate, bref que des personnages qui sonnent bon le soleil, la gouaille et l'amusement littéraire.
"Que Smiljevo est charmant au mois de mai, lorsque l'ombre noueuse sous le clair de lune, comme un monstre biscornu devant la fenêtre, se transforme peu à peu en amandier à la première lueur du jour pointant derrière les collines bleutées ! Ou à midi, quand les cloches sonnent si fort qu'on a l'impression que le ciel du bon Dieu est fait de tôle, et que les paysans qui travaillent la terre se nourrissent d'œufs durs, d'oignons frais et de fromage, de lard et de saucisson étalés sur des linges de cuisine avec des fraises pour motifs. Peut-être est-il plus beau encore au crépuscule, lorsque les nuages empourprés s'épanchent sous l'effet d'un vent venu d'on ne sait où. Ou la nuit, quand le silence n'est troublé que par les grillons, les chiens et les ivrognes qui chantent, rient ou se disputent avec leurs femmes qui les ont quittés depuis belle lurette, se débattant pendant des heures dans le fossé où ils sont tombés ivres morts, pour finir par s'endormir puis se réveiller à huit heures, voire plus tard, couverts de rosée et de fourmis."
Et là, en plein milieu du roman, je me surprends à rêvasser de la Dalmatie, de ce bleu croate au bord de mer, de ces sourires sur les lèvres des belles croates. Je prends immédiatement un billet pour cette destination, une première littéraire de mon côté, mais une véritable envie de voyage à la découverte de ces paysages, de ces âmes qui m'ont arrachées quelques sourires devant leur ivrognerie ou leur verve délurée, à défaut d'aller boire un verre avec le Saint Pierre. Un homme sans moustache ne vient pas de Smiljevo, alors devrais-je me laisser pousser la moustache pour ressembler à ces âmes dalmates... Sainte Vierge Marie pleine de grâce, je m'y verrais à la terrasse un grand verre de bière pour étancher ma soif divine, des feuilletons mexicains en fond sonore, tout en me lissant la moustache le regard perdu sur les jambes des veuves excitées par le sucre d'orge du curé - j'aurais mieux fait de rentrer dans les Ordres -, la réflexion poussée sur la position officielle de l’Église concernant les nichons siliconés - tu es poussière et tu reviendras poussière, mais alors que deviennent ces seins, ô seigneur, polluant ton saint esprit.
"Et là, en plein milieu de l'après-midi de fête calme et repu, au milieu des conversations politiques transcendantes menées autour des restes de pastèques, du cliquetis des services qu'on lave et de l'odeur du café, à l'instant où Karlo, cent deux ans, le plus vieil habitant de Smiljevo auquel on ne donne du vin qu'à la Saint-Antoine, éclate en sanglots, demandant qu'on lui amène Simun, son premier-né mort à trois ans de la grippe espagnole il y a plus de huit décennies, un cri résonne. Comme une tempête d'été, la nouvelle d'un terrible accident s'abat sur Smiljevo.
Don Stipan est mort !
- Don Stipan est mort ?! Don Stipan ?! Mort ?! Tu es sûre ?! Qui te l'as dit ?! Comment ?! Où ?! Doux Jésus ! Saint Vierge Marie pleine de grâce ! couinent les femmes en se signant à qui mieux mieux.
On abandonne les couverts et le café, les discussions cessent, les chants s'interrompent, les ivrognes se dégrisent. La vie s'arrête à Smiljevo, le village entier se mobilise autour de la tragédie qui a frappé son berger. Tous le monde se précipite vers la maison paroissiale, dans la cour de laquelle, dit-on, gît le curé, mort, réduit en bouillie comme un chat écrasé, la tête arrachée, ne laissez pas les enfants voir ça."
Don Stipan est mort !
- Don Stipan est mort ?! Don Stipan ?! Mort ?! Tu es sûre ?! Qui te l'as dit ?! Comment ?! Où ?! Doux Jésus ! Saint Vierge Marie pleine de grâce ! couinent les femmes en se signant à qui mieux mieux.
On abandonne les couverts et le café, les discussions cessent, les chants s'interrompent, les ivrognes se dégrisent. La vie s'arrête à Smiljevo, le village entier se mobilise autour de la tragédie qui a frappé son berger. Tous le monde se précipite vers la maison paroissiale, dans la cour de laquelle, dit-on, gît le curé, mort, réduit en bouillie comme un chat écrasé, la tête arrachée, ne laissez pas les enfants voir ça."
"Qu'est-ce qu'un Homme sans Moustache ?", Ante Tomic.
Traduction : Marko Despot.
J'aimerais bien aller observer les moustaches croates moi aussi. Ce n'est pas si loin. Mais j'en ai un peu marre de voyager seule.
RépondreSupprimerJe comprends, seul-e ça n'a pas la même saveur, malgré la beauté de la Croatie...
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