mercredi 24 juillet 2024

Je me noie


  Je me noie. Je suis en train de me noyer. D’habitude, l’homme s’agite dans l’eau, essaie de faire des signes à sa femme restée sur le bord de l’eau. Mais en ai-je réellement envie, au fond de moi. Je bascule au fond de l’eau, les flots me ramènent à la surface, je replonge dans les tréfonds. Une crampe à la jambe droite, pas la gauche, non, juste la droite et je me noie.

  Et pendant que je plonge une nouvelle fois, mon regard intérieur plonge dans mon âme sous l’eau. Je repense à cette fois-ci où j’ai failli me noyer, déjà, une nuit de 1986, lorsque enfant, j'ai essayé de repêcher 11 briques de lait UHT dans le port de Dieppe. Je me demande encore pourquoi je ne me suis pas noyé cette nuit-là, cela aura facilité bien des choses. Oui, si seulement je m’étais noyé en 1986…

  « Mes poumons seront bientôt remplis de l’eau du lac. Entre ce moment et ma mort, il y aura certainement quelques secondes, ou une seconde seulement. Je produirai un dernier mouvement involontaire, j’imagine. Comme une cornemuse qu’un sonneur vient de poser sur une table se vide de son air en s’affaissant et agite bourdons et chalumeau dans une dernière imploration, je produirai un dernier mouvement et ce mouvement continuera sans moi. Je l’aurai initié de mon vivant et il perdurera dans ma mort tout comme une palombe criblée de plombs reste dans le ciel le temps de sa chute. » 

dimanche 21 juillet 2024

Le Kid de Calusa


Le soleil sur Calusa, Florida. Les Keys et son Kid. Je l'ai croisé un jour, là déambulant dans le vide, ou démarchant un petit taf de plongeur ou de serveur. Il m'a raconté son histoire, le genre de vie qu'on n'oublie pas, qui reste en nous longtemps après... Comme ancrée dans la baie, la baie pas si belle de cette Floride. Le Kid, il préfère s'appeler ainsi, peu importe son véritable nom, il n'existe plus, même si une recherche Google te fournira son pedigree.
 
Il m'emmène alors chez lui, une cabane sous un pont. Attaché à un ponton, il me présente Iggy son iguane, avec l'air de s'excuser pour ce manque d'originalité. Sa seule compagnie, aussi fidèle qu'un chien, sauf qu'en plus il fait peur aux déchets humains qui gravitent sous le pont, des SDF comme lui, des drogués, des fugueurs. La crème de la société des oubliés.  
 
"Au loin, là où la ville tentaculaire se rétrécit et se termine enfin, au-delà de la zone où les galeries marchandes, les pavillons et les enclaves protégées des banlieues se transforment en parcs à caravanes et où ceux-ci finissent par se fondre dans des fourrés de palmettos, des champs de canne à sucre et des mangroves, au-delà du Grand Marais de Panzacola, un soleil rouge et aplati miroite près de l'horizon bas que rien ne brise. Zébré de bandes nuageuses couleur mandarine, le ciel à l'ouest devient turquoise puis se couvre d'orange et finit écarlate. Ce ciel de fin de journée, le Kid peut le voir depuis l'endroit où il se trouve sous le Viaduc, mais seulement s'il s'avance jusqu'à l'extrémité de la péninsule de béton, se dresse au bord de l'eau qui clapote et lève les yeux. Deux 747 s'envolent simultanément de l'aéroport international à l'ouest du centre-ville. Des traînées parallèles de vapeur condensée blanche rayent le ciel qui s'assombrit." 

mardi 16 juillet 2024

La Nuit De Noël Où Je Quittais Valparaiso


  C’est la nuit de Noël à Valparaiso. La petite Caroline, 7 ans, rêve encore du père Noël quand ses parents lui apprennent qu’ils partent tous ce soir en avion direction le Canada. Ils quittent tout, la terre, la famille, les camarades de classe et la poussière de leur maison. Jamais ils n’y reviendront, tel est un pays au Pinochet règne encore sur la majestueuse Cordillères des Andes. 
Dis maman… 
C’est où le Canada ? 
Dis maman… 
C’est encore loin le Canada ?

  « Hochelag', c'était surtout juste chez nous. Bétonné, crade, frette, poussiéreux. Ça puait tout le temps sur Sainte-Catherine Est. Les roteux, la marde de chien, la pisse de gars saoul, le sperme séché, les vieilles botches de cigarette, la bière cheap tablette, les vidanges qu'on met sur le bord du trottoir n'importe quel jour, l'enfermé même dehors. Ça sentait le scrap. Ça sentait la misère. Il y avait personne de perdu à Hochelag'. Tout le monde était emprisonné dans la dèche, captif de son passé, séquestré par la vie, reclus dans sa solitude. » 

vendredi 5 juillet 2024

Shoes Syndicate


  Dans une Amérique d’un autre temps et du Nord industriel, Donald E. Westlake m’embarque à Wittburg, petite bourgade, célèbre pour son usine à chaussures McIntyre qui emploie directement un tiers de la population sachant qu’un second tiers travaille pour le premier. Autant dire que McIntyre est le poumon – ou le cœur, voir les deux pieds - de cette petite cité ouvrière. D’ailleurs, Paul débarque au motel du coin. Stagiaire, il est là pour prendre des premiers contacts aux abords de l’usine afin de monter un syndicat national au sein de l’usine.

  « Penser ? j'en étais bien incapable. J'ouvris la bouche toute grande et ma mâchoire s'affaissa. Je me pétrifiai littéralement, comme dans l'attente du coup de tonnerre qui suit l'éclair. 
« Tué à coups de revolver... » Les mots tourbillonnaient dans ma tête. Tué à coups de revolver. Coups de revolver... Coups de revolver... Coups de à revolver... 
Je n'avais jamais vu d’homme tué à coups de revolver. Je n'avais pour imaginer la chose que des souvenirs de cinéma. Les mots me revenaient sans cesse à l'esprit, avec des images de film qui passaient en éclair, se croisaient, se confondaient. Willick attendait, lui aussi, tout en m'observant.
Les images et des lambeaux de phrases de verdicts se pressaient dans ma tête. « Tué à coups revolver », puis... « assassinat avec préméditation »,... « reconnu coupable des chefs d’inculpation… » « Pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive ». 
Moi ? Moi ? »

dimanche 30 juin 2024

Barnes la Tendresse

 "Quand on voit Dixon, on a le sentiment, si on y a vécu toute sa vie, d'être plus intéressant qu'on ne l'est, ou bien de boire plus qu'on ne boit, ou encore les deux. Rien n'est tout à fait à sa place, ni les couleurs, ni les dimensions, ni les proportions des choses entre elles, et le tout dégage un charme certain. La bibliothèque est trop petite et peinte en une espèce de bleu-vert douteux. Le bazar est trop grand par rapport aux autres bâtiments. Les maisons, du moins la plupart d'entre elles, ne semblent pas être disposées selon un schéma particulier. Le bar est juste de la bonne talle pour la ville, mais il est situé trop près de la route. En face du bar, il y a une petite construction, depuis longtemps abandonnée, qui avait dû être un garage avant que les voitures ne l'abandonnent à leur tour. Il n'y avait qu'une seule voiture garée devant le bar, immatriculée dans le comté de Missoula."
 
  Plains, comté de Sanders, Missoula. A peine 1000 âmes dispersés sur 1.5 km2. Fondée en 1883 sur le Northern Pacific Railway, son nom s’est progressivement raccourci, comme son nombre de chevaux, passant de Wild Horse Plains à Horse Plains puis Plains. Après cet interlude géographique qui pose une ville dans son décor, une plaine blanche et déserte en hiver, le cœur gelé, Barnes la Tendresse s'engouffre dans son bar préféré, l'unique. Poète et policier, il a quitté la grande ville pour s'isoler, oublier les vicissitudes de l’âme humaine des cités pour des réflexions autour d’une ligne de pêche sur une rivière gelée la moitié de l’année. Poète et policier, voilà qui pose l’homme, à Missoula si t’es pas indien ou bison, tu es forcément poète. Et dans tous les cas, alcoolique car la seule distraction au jour tombé reste le bar qui œuvre pour réunir toutes les âmes en peine de Plains.