dimanche 13 octobre 2024

Les Amours de Barbezieux


  « Je suis élève en terminale C au lycée Élie-Vinet de Barbezieux.
Ça n'existe pas, Barbezieux.
Énonçons autrement. Nul ne peut dire : je connais cet endroit, je suis capable de le situer sur une carte de France. A part peut-être les lecteurs, et ils sont de plus en plus rares, de Jacques Chardonne, natif de la ville, et qui en a vanté l'improbable "bonheur". Ou ceux, ils sont plus nombreux, mais ont-ils de la mémoire, qui empruntaient la nationale 10, naguère, pour se rendre en vacances, au début du mois d'août, en Espagne ou dans les Landes, et se retrouvaient systématiquement bloqués dans les embouteillages, là, précisément, à cause d'une succession mal pensée de feux tricolores et d'un rétrécissement de la chaussée. »

  Tu connais la jeunesse de Barbezieux. D’ailleurs tu connais Barbezieux, au fin fond de la campagne Charentaise, à deux ponts ou deux routes de la Dordogne. Le désert absolu en matière de plaisirs adolescents. Surtout quand tu es en Terminale C au lycée Elie-Vinet de Barbezieux. Un lieu qui n’existe pas. D’ailleurs, Barbezieux n’existe pas, ou ne devrait pas, surtout quand tu es jeune.
Alors casque sur les oreilles, protection en mousse orange, le lecteur cassette autoreverse attaché à ta ceinture, tu écoutes Bruce Springsteen qui deviendra le boss, « Because the night ». Cette nuit. Et après, me diras-tu ? Rien, juste cette musique et après on s’embrasse, on se suce et on s’encule. Oh It's so good Oh it's so good Oh it's so good

  Quand tu es seul, tu sors un livre, tu aimes les livres, l’odeur de la bibliothèque, ces étagères de poussière. Mais tu ne le dis pas, tu le caches un peu même. Pas que tu es honte, mais avec ton aspect longiligne, on te prend déjà pour une tapette, que tu n’as pas besoin que les insultes « sale pédé » fusent à tout bout de champs. Parce que des champs dès la sortie de Barbezieux, il n’y a que ça…    

  « Je prendrai des trains, des bateaux, des avions, j'embrasserai l'Europe. Je découvrirai Londres, une auberge de jeunesse du côté de la gare de Paddington, un concert de Bronski Beat, les boutiques de fripes, les harangueurs de Hyde Park, les soirs de bière, les jeux de fléchettes, quelques nuits fauves. Rome, marcher parmi les ruines, s'abriter sous les pins parasols, jeter des pièces dans les fontaines, observer les garçons aux cheveux gominés sifflant sur le passage des filles, la vulgarité et la sensualité. Barcelone, les déambulations ivres sur les ramblas et les rencontres de hasard sur le front de mer, tard. Lisbonne et la tristesse qui me frappe devant tant de splendeur fanée. Amsterdam et ses volutes envoûtantes et ses néons rouges. Ces choses qu'on fait à vingt ans, vous savez bien. Après viendront le goût pour le mouvement, l'impossibilité de tenir en place, la détestation de ce qui enracine, de ce qui retient ; « aller n'importe où mais changer de paysage », ce sont les paroles d'une chanson ; je me souviens de Shanghai, de la foule grouillante, de la laideur, d'une ville artificielle que ne sauve même pas la majesté de son fleuve, je me souviens de Johannesburg, d'être un étranger blanc dans une ville noire, cette provocation, je me souviens de Buenos Aires, de gens sublimes et désespérés dansant au-dessus d'un volcan, de filles aux jambes interminables et de vieillardes attendant un retour qui ne se produira pas. Encore après, la nécessité de l'exil, mettre des milliers de kilomètres entre la France et moi, mettre du décalage horaire, envisager sérieusement de m'installer à Los Angeles, pour de bon, de ne jamais revenir. Mais à dix-sept ans, rien, rien de tout ça. Pas partir. »

  Même si à dix-sept ans, tu t’en fous un peu, quand tu l’as rencontré, enlevant son casque de moto, posant un regard sur toi, était-ce un demi-sourire. Il t’a déposé dans la main, un bout de papier, t’ordonnant de le rejoindre, était-ce un ordre ou une supplication, derrière le gymnase retiré de la ville, à la sortie des cours. Le début d’un amour, le premier, celui qui compte, celui que tu n’oublieras jamais, même quand ton ventre deviendra bedonnant, que ta chevelure se fera clairsemée, que tes mains tachées et le contour des yeux et de la bouche ridés. Même quand tu partiras. Oh I'm in love Oh I'm in love Oh I'm in love

  Parce que tu vas forcément partir. Tu ne peux pas rester à Barbezieux, les amours de Barbezieux c’est quelque chose, mais ailleurs, il y a Los Angeles qui t’attend. Rome, Amsterdam, Barcelone. Des nuits fauves au temps du Sida. Tu vois les premiers morts, mais tu n’y penses pas. A dix-sept ans, tu ne penses pas à la mort. D’ailleurs peut-on mourir d’amour ? Tu préfères regarder de l’autre côté de l’horizon. Ce n’est que plus tard, quelques années après, que tu sentiras ces larmes couler sur tes joues, à l’évocation de ces hommes perdus, de ces amours emportés par un putain de virus. Mais pour le moment, tu essaies d’avancer, d’écrire des histoire sou des mensonges, c’est du pareil au même. Tu pourras être ému par tes phrases, tu émouvras surtout des dizaines de lecteurs, et bien plus, dont j’en fais partie. Tu n’es pas mort à dix-sept ans, toi, et je t’en remercie car tu m’as fait découvrir Barbezieux, tu m’as ému à en verser de l’eau salé dans mon café, alors je décapsule une bière et ressors mon vieux walkman, que vais-je y entendre, le crachotement de Frankie Goes To Hollywood, de Wham ou de Bronski Beat, entre autres dans cette compil’ des années quatre-vingt… 120 battements par minute. I feel love Oh I'm in love I feel love I'm in love I feel love I'm in love

  « Et puis, il me demande de le prendre, d'entrer en lui. Il dit les mots, sans honte, sans commander non plus. Je lui obéis. J'ai peur. Je sais qu'on peut avoir mal. Qu'on peut avoir mal si l'autre ne sait pas y faire. Que la cavité peut résister. Je crache sur ma queue, j'y vais dans la lenteur. 
L'amour se fait sans capote. 
Le sida est là, pourtant. On lui donne même sa véritable identité, désormais. On ne l'appelle plus le cancer gay. Il est là mais nous nous pensons à l'abri de lui, nous ne savons rien de la grande décimation qui va suivre, qui nous privera de nos meilleurs amis, de nos anciens amants, qui nous obligera à nous réunir dans des cimetières, à rayer des noms dans nos carnets d'adresses, qui nous fera enrager de tant d'absences. Il est là mais il ne nous fait pas encore peur. Et puis nous nous croyons protégés par notre extrême jeunesse. Nous avons dix-sept ans. On ne meurt pas quand on a dix-sept ans. » 

« Arrête avec tes mensonges », Philippe Besson.


Sometimes I feel I've got to
Des fois j'ai l'impression que je dois
Run away I've got to
M'enfuir, que je dois
Get away
M'échapper
From the pain you drive into the heart of me
De la souffrance que tu as introduite dans mon cœur
The love we share
L'amour que nous partageons
Seems to go nowhere
Ne semble mener nulle part
I've lost my lights
J'ai perdu mes lumières
I toss and turn
Je me tourne et me retourne
I can't sleep at night
Je ne dors pas de la nuit

(Chorus)

Once I ran to you (I ran)
Autrefois je courais vers toi (je courais)
Now I'll run from you
Maintenant je te fuirai
This tainted love you've given
Cet amour infecté que tu m'as donné
I give you all a boy could give you
Je t'ai donné tout ce qu'un garçon peut donner
Take my tears and that's not nearly all
Prends mes larmes et ce n'est pas près d'être fini
Tainted love... Tainted love
Amour souillé... Amour souillé


Run away, turn away, run away, turn away, run away.
Sauve-toi, détourne-toi, sauve-toi, détourne-toi, sauve-toi.
Run away, turn away, run away, turn away, run away.
Sauve-toi, détourne-toi, sauve-toi, détourne-toi, sauve-toi.

Pushed around and kicked around
Malmené et maltraité
Always a lonely boy
Toujours un garçon seul
You were the one
Tu étais celui
That they'd talk about around town
Dont ils parlaient dans toute la ville
As they put you down
Celui qu'ils humiliaient

And as hard as they would try
Et ils ont essayé si fort
They'd hurt to make you cry
Ils t'ont blessé pour te faire pleurer
But you never cried to them
Mais tu n'as jamais pleuré à cause d'eux
Just to your soul
Juste pour ton âme
No you never cried to them
Non tu n'as jamais pleuré à cause d'eux
Just to your soul
Juste pour ton âme

(Chorus)

Cry, boy, cry...
Pleure, garçon, pleure...

4 commentaires:

  1. Un des rares romans qui m'a fait littéralement chialé ! gros coup de coeur. La suite m'a beaucoup déçu (je ne me souviens plus du titre). L'adaptation cinématographique est honorable !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Beau coup de cœur, pour moi aussi... Oui, je crois qu'il y a eu une suite... Pas encore lu, mais j'y viendrai forcément... Pas vu l'adaptation par contre...

      Supprimer
  2. Je n'ai pas lu le livre mais ce film m'avait bouleversée. Je te le recommande.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Faudrait donc que je regarde s'il passe quelque part...

      Supprimer