dimanche 11 avril 2021

Le Long des Golfes pas très Clairs

Il était assis sur un banc de bois, à l'ombre des feuilles jaunes du parc solitaire, plongé dans la contemplation des cygnes poussiéreux, les deux mains appuyées sur le pommeau d'argent de sa canne, et songeant à la mort. Lors de son premier séjour à Genève le lac était diaphane et serein, les mouettes paisibles, venaient picorer dans sa main, et les filles de joie paraissaient des sylphides de six heures du soir avec leurs volants d'organdi et leurs ombrelles en soie. A présent, aussi loin que portait sa vue, la seule femme accessible était une marchande de fleurs sur le quai désert. Il lui en coûtait de croire que le temps avait pu faire de pareils ravages dans sa vie comme dans le monde. 

L'écrivain voyage, conte et raconte ses contes. Je l'imagine dans son hacienda, l'ombre qui apporte un brin de fraîcheur à sa cerveza muy fresca. L'écrivain se pose ainsi, reprend des notes de jeunesse, évoque ses souvenirs, retriture de vieux textes. Gaby, après tout c'est notre troisième rencontre, je peux me permettre quelques familiarités, ce n'est pas un prix Nobel qui va m'intimider... enfin si, ce genre de prix ou d'honneur me fait un peu trembler, d'appréhension ou de peur... Gabi, Ô Gabi, donc aurait pu m'emmener dans son hacienda du côté d'Aracataca ; non, il commence par me promener aux abords du lac de Genève, à la rencontre d'un pauvre type, oh pardon monsieur le président, d'un ex-président déchu. Puis je file en Italie, en France, en Espagne... Rome, Paris, Barcelone... bref, je fais le tour de la Méditerranée, il y a moins de poussière qu'en Amérique du Sud, cependant... 

Son souffle avait la tiédeur de sa voix et sa peau exhalait un parfum léger qui ne pouvait être que celui de la beauté. C'était incroyable : au printemps précédent, j'avais lu un magnifique roman de Yasunari Kawabata sur les vieillards de la bourgeoisie de Kyoto qui payaient des sommes énormes pour passer la nuit à contempler les jeunes filles les plus belles de la ville, nues et droguées, tandis qu'ils agonisaient d'amour dans le même lit. Ile ne devaient ni les éveiller, ni les toucher, ni même songer à le faire, car l'essence même de leur plaisir était de les regarder dormir. Cette nuit-là, en veillant sur le sommeil de ma belle, je fis mieux que comprendre ce raffinement sénile : je le vécus dans sa plénitude. 

Cependant, c'est l'heure de ma sieste, la sacralité de l'instant quand je pose mon regard sur la belle endormie. Elle est sublime, même quand elle dort je vois son sourire, sa pureté, sa crinière brune, son âme comme lorsque je transperce de son regard le mien. Je suis à l'écoute des effluves de son parfum de jasmin, comme des rythmes de son cœur, le sang coule et la trompette me réveille au son de l'Espagne.

Alors, entre deux bières ou deux verres de rhum, pour agrémenter deux nouvelles, je respire ces senteurs andalouses, celles du jasmin, celles de ces orangeraies qui longent la poussière de ma route. Celle qui  traverse le désert de Monegros, celle qui suit la trace de ton sang dans la neige... En douze contes, je vagabonde avec l'auteur, des rencontres imaginaires, des nuances gothiques, des grands noms de la littérature, hommage à ses maîtres, de Kawabata à Neruda. Je prends mon temps, baigné dans cette irréalité littéraire, des êtres solitaires errant dans la poussière, comme sorti d'un rêve, comme plongé dans l'absurdité du monde. Je rêve de cette femme, je rêve de ce verre, je pense à ma vie, je pense à Gaby oh Gaby tu veux que j'te chante la mer...
 
A trois heures, nous prîmes congé d'elle afin d'accompagner Neruda à sa sieste sacrée. Il la fit chez nous, après des préparatifs solennels qui n'étaient pas sans rappeler la cérémonie du thé au Japon. Il fallait ouvrir des fenêtres et en fermer d'autres afin que règnent la bonne température, une certaine lumière dans une certaine direction et un silence absolu. Neruda s'endormit à l'instant et se réveilla dix minutes plus tard, comme les enfants, au moment où nous nous y attendions le moins. Il apparut dans le salon, en pleine forme, le monogramme de l'oreiller imprimé sur sa joue.
"J'ai rêvé de cette femme qui rêve", dit-il.
Matilde voulut qu'il raconte son rêve.
"J'ai rêvé qu'elle rêvait de moi, dit-il.
- Ça, c'est du Borges", répliquai-je.
Il me regarda, déçu : 
"C'est déjà écrit ?
- Si ça ne l'est pas, il l'écrira un jour. Ce sera un de ses labyrinthes."
 
"Douze Contes Vagabonds", Gabriel Garcia Marquez.
Traduction : Annie Morvan.
 

 

4 commentaires:

  1. D’autres cieux, d’autres étoiles, d’autres terres, tu voyages aux quatre coins du monde avec tes sabots poussiéreux, puis tu t’allonges pour profiter de la siesta, une sangria à portée de main. Salutations à Gaby, au passage...
    Tu veux bien chanter la mer à mes oreilles? :D

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    1. je voyage partout là où il y a de la poussière... Par contre, la sangria je m'en passe. je préfère commencer la siesta avec une bouteille de rhum...

      Oublie le chant de la mer, ma voix ne porte pas, ma voix ne sonne pas, ma voix ne chante pas...

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    2. OK, j'oublie...
      Les pretzels il t'en reste? Ça me dirait bien, avec une binouze... :-p
      Sivouplais!

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    3. il n'y a pas de bretzels sans binouzes, cela va s'en dire... et comme j'ai toujours de la binouze en stock, comme j'ai toujours soif...

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