vendredi 26 février 2021

Bowie au Kirghizistan


Sibylle, si belle, à qui sa vie lui a échappé. 
Sibylle, sa vie son échec, la fuite du temps et de ses espoirs. 
Sibylle, que l'avenir a presque abandonné, jusqu'au jour où elle sent son fils Samuel déraper, genre de l'autre côté de la barrière, de la rivière, de la cordillère.
Elle n'a pas le droit d'abandonner, maintenant. Elle a trop laissé filer sa vie, sa famille, sa soif. Une bière, une vodka ? L'instinct maternel ou l'amour filial, appelle ça comme tu veux. Elle décide de tout plaquer et partir dans trois mois à l'autre bout du monde, une lubie, une folie, appelle ça comme tu veux, traverser le Kirghizistan en cheval avec Samuel. L'immensité du monde perdue dans la poussière du silence, l'infini des steppes fouettées par la solitude du vent. 
 
Ils se parlent peu, ils économisent leurs forces et se concentrent sur ce qu'ils ont à faire, ce qu'ils voient, ce qu'ils entendent, ce qu'ils ressentent. Les mots sont ici comme tous ces poids morts dont on se débarrasse parce qu'ils ne servent qu'à alourdir les bagages.  

Il est difficile d'écrire sur des émotions, celles qui vous touchent, vous bouleversent, vous chavirent. Je suis parti au Kirghizistan, une lointaine contrée où on ne sait jamais placer le h dans son nom, pour y découvrir une nouvelle poussière, le koumis et la vodka. J'ai traversé des steppes silencieuses, des rencontres en russe, l'haleine légère en vodka, la fraîcheur du matin. J'admire le courage de Sibylle, il faut avoir une vraie force de caractère pour se mesurer à ce vent, et surtout affronter ce silence qui laisse tant de places à ses pensées, noires et tristes. Elle ne se demande même pas pourquoi elle est là-bas à des années-lumière de sa vie, pas même le temps d'une nano-seconde, d'une hésitation ou d'un dé de vodka qui coule le long de votre âme. Elle y est, c'est tout, juste pour sauver son fils, lui redonner la vie, le goût. L'envie d'une nouvelle vie.

dimanche 21 février 2021

L'index Et le Majeur


L’histoire d’une femme, j’aime les histoires de femmes, c’est mon côté potin mondain entre deux verres de vin, en cristal les verres bien entendu.

Le roman d’un sexe, une toison brune, des jambes qui s’écartent, la sève qui s’écoule ; c’est mon côté voyeur entre deux verres d’un single malt, l’aventure dans cette inconnue qui s’ouvre à moi.

La musique sauvage, riffs sur les sentiments, pas de quoi siffloter la joie de vivre, le bonheur conjugal. Un western sans poussière avec mise à mort de l'âme, pendue à la branche du chêne familial, une balle perdue dans le cœur du plaisir. 

Mais le roman, la femme, le sexe se composent sans douce mélodie autour de l’addiction. L’addiction au sexe, l’addiction maladive qui détruit, à commencer par soi-même, puis autour de soi. C’est du brut. 

Et comme toute addiction reconnue, il y a surtout une énorme souffrance, la perte de son âme, la peur de l’autre, puis celle de la découverte. Malgré un mari et un enfant, Adèle est ainsi, prise dans le tourbillon malsain de ses pulsions, celles du sexe à tout-va, en tous lieux. Il y a la vie de façade et puis sa vie intérieure et bouillonnante.

« Et puis, ils sont allés à Montmartre. « Ça plaira à la petite », répétait Monsieur. Place Pigalle, ils ont pris le train touristique et Adèle, coincée entre sa mère et l’homme, a découvert le Moulin-Rouge avec terreur.

Elle garde de cette visite à Pigalle un souvenir noir, effrayant, à la fois glauque et terriblement vivant. Sur le boulevard de Clichy, vrai ou pas, elle se souvient d’avoir vu des prostituées, par dizaines, dénudées malgré la bruine de novembre. Elle se souvient de groupes de punks, de drogués à la démarche chancelante, de maquereaux aux cheveux pommadés, de transsexuels aux seins pointus et aux sexes moulés dans des jupes léopards. Protégé par le cahotement du train aux allures de jouet géant, serrée entre sa mère et l’homme qui se lançaient des regards lubriques, Adèle a ressenti pour la première fois ce mélange de peur et d’envie, de dégoût et d’émoi érotique. Ce désir sale de savoir ce qu’il se passait derrière les portes des hôtels de passe, au fond des cours d’immeuble, sur les fauteuils du cinéma Atlas, dans l’arrière-salle des sex-shops dont les néons roses et bleus trouaient le crépuscule. Elle n’a jamais retrouvé, ni dans les bras des hommes, ni dans les promenades qu’elle a faite des années plus tard sur ce même boulevard, ce sentiment magique de toucher du doigt le vil et l’obscène, la perversion bourgeoise et la misère humaine. »

mardi 16 février 2021

Cuatrocasas


Tu ne peux pas te tromper, tu prends la route, celle qui est caillouteuse et poussiéreuse et qui s’enfile sous l’horizon du soleil couchant. Au deuxième jour tu tournes sur la droite, et vers 14h30 tu prends la troisième sur la gauche. Ou la quatrième, je sais plus bien. Une fois revenu sur tes pas, tu n'es plus très loin de Cuatrocasas. Un village laissé à l’abandon où seule la poussière s’épanouit sous le regard de trois ou quatre vieux qui se demandent pourquoi ils sont encore en vie dans ce coin.
 
D’ailleurs,
tu te demandes encore pourquoi tu t’es arrêté là.
D’ailleurs,
Il n’y a rien là-bas.
Une prison
abandonnée,
un bar sans nom, et sans client
un lieu au nom évocateur,
Les Vingt Nymphes,
une gare où le train ne passe plus depuis des lustres,
la garnison s’est sauvée, reste bien une vieille prostituée.
En dehors, la poussière règne, un vent qui semble rendre fou, qui semble rendre triste. Tout est triste ici, même les amours. 
 
« Alors,
quand les sujets de conversation furent épuisés.
Elle le prit par la main. La mit sur sa poitrine.
Puis elle le mena sur la grève ; loin.
Et là, elle lui fit honneur.
La nuit s’écoula.
Le dernier jour de carnaval commençait. Et le vent de la côte apportait le glapissement du sanctuaire des loups marins.
Amancia se réveilla sur la grève. Elle étira les doigts et chercha la main du garçon.
Elle ne trouva rien.
Elle resta là, à contempler le ciel.
Le train emporta le garçon pour toujours. »

dimanche 14 février 2021

6mn16 de Bonheur


A mon âge, il faut bien si attendre. 

Il y a le type qui se la joue en solo. Puis il y a celui qui joue du trio, s'aventure vers le quartet ou s'affole sur le quintet voir plus grand, tout un orchestre à ses claviers. C'est ça le jazz, des moments intimes, des moments de partage. C'est ça l'amour, c'est ça le cœur espagnol, The Spanish Heart.

Si j'aime ses pianos solo, parce que cela correspond aussi à ma musique, mon émotion, celle d'être en tête à tête, il y a cet album au parfum particulier qui est à ranger sur une étagère spéciale. Cela ne se compose pas, cela ne se classe pas, c'est comme ça, c'est la vie, point final. L'improvisation d'une rencontre. Celle d'une vie qui m'a accompagné, un peu, un peu plus à certains moments, un peu moins, à d'autres. Si je m'agenouille au confessionnal, j'avouerai que j'ai tout de même une préférence pour Keith J., mais Chick C. garde aussi mes faveurs, une place toute chaude autour de mon âme, malgré l'air glacé qui l'entoure.

1976, The Spanish Heart, avec d'autres types qui comptent pour moi aussi, Stanley Clarke à la basse (qui ne se souvient pas de son fameux Journey to love), un voyage à travers l'amour, ou Jean-Luc Ponty au violon (qui ne se souvient pas de ses interventions avec Frank Zappa). Une sonorité très seventies, le son, l'orgue, la musique. Et ce costume sur la pochette du disque, entre maître de cérémonie et matador pour aborder la Spanish Fantasy... 

Mais avant...

jeudi 11 février 2021

Mariage à Tegucigalpa

L’année dernière, je me suis embarqué pour le Honduras. J’ai été tellement pris par ce voyage, empêtré dans la poussière et la chaleur de ce pays, que je n’avais pas encore pris le temps de noter mes mémoires. Et pourtant… J’y ai rencontré du beau monde à Tegucigalpa, en particulier Erasmo Mira Brossa, célèbre avocat et président du Parti national hondurien et de son épouse doña Lena Mira Brossa, bourgeoise hautaine. D’ailleurs, c’est jour de fête à Tegucigalpa : ils marient leur fille Teti avec Clemente. Aux dires de doña Lena, il est bien trop âgé pour elle – vingt-cinq ans de plus - mais pire que tout il est communiste et encore plus pire que tout il est salvadorien. Alors Mira qui n’ira pas à ce mariage enferme le pauvre Erasmo dans la salle de bain pour l’empêcher d’aller également au mariage de sa propre fille. S’ensuivent alors des dialogues truculents, des situations grotesques pour ne pas dire absurdes par porte interposée. Sublime à épanouir les sourires du lecteur devant son verre de bière ou de la lectrice dans son maillot brésilien.

« Il y a plus de chances que l'homme marche sur la Lune que les Salvadoriens sur les trottoirs du Honduras », comme s'il y avait un rapport quelconque entre le grand voyage de l'espace de Neil Armstrong et cette guerre stupide.

Moi, chaque fois que je peux, je préfère regarder les informations sur l'alunissage plutôt que celles qui empoisonnent la vie avec cette maudite guerre, mais les journaux ressemblent à des chiens enragés, ils ne parlent que de combats, d'incursions, de prises de villes et de biens qui me mettent les nerfs en boule, comme si les pas de l'homme sur la lune n'étaient pas plus importants qu'une guerre entre deux pays frères.

lundi 8 février 2021

au Bout du diable

 "Attends ! Écoute..."

 Je tendis l'oreille et dans l'air calme du crépuscule, j'entendis une plainte répétée qu'on aurait pu prendre pour un gémissement humain, guttural et sonore; mais dont la mélodie me laissa vite reconnaître les appels d'un vol de migrateurs.

 Ces longues encoches claires tracées dans le ciel par les oies sauvages n'étaient pas si rares à observer, à l'automne, au-dessus de la ville. Sauf que, cette fois-ci, montés sur le rempart, nous les voyions beaucoup plus rapprochées - ou, peut-être, ces grands oiseaux venaient-ils juste de composer, quittant un lac, leur épure ailée. Nous pouvions voir le délicat dessin de leurs plumes, le coloris de leurs pattes repliées et même, me sembla-t-il, l'expression de leurs yeux - ce regard qui se posa sur deux adolescents figés, la tête renversée, au milieu de l'ondoiement des herbes folles.


Le Bout du Diable, c'est un lieu d'enfance, un lieu d'amitié scellé entre deux gamins au fin fond de la Sibérie. Ce quartier déshérité qui fait face à la prison centrale s'est construite autour de ses barbelés. Toute la communauté arménienne y a un oncle, un frère, un père enfermé à la prison, le goulag de Staline, ou en attente d'un procès, d'un faux jugement. Deux gamins, un orphelin solitaire et un enfant fragile, se lient, se protègent, se découvrent. Une amitié forte naîtra de cet enfance à l'autre bout du monde pendant que les adultes pleurent et boivent, vodka ou vin rouge d'Arménie.    

samedi 6 février 2021

Clavecin en Saxe

 « Bach s'attabla devant une chope de bière et une omelette au lard. »


Une Paulaner à écouter en buvant une sonate, une fugue de Jean-Sébastien à la mousse particulière. Je ferme les yeux et je l’écoute. Une onde sensuelle qui flotte comme un parfum enivrant, mélange de houblon et de jasmin. J’ai envie d’une bonne choucroute quand je perçois Bach poindre ses mélodies. Je fais genre je m’y connais, mais pourtant, je m’y connais pas du tout. C’est juste pour emballer les grosses teutonnes aux avantages gracieux à l’Oktoberfest. J’avais faim, j’avais soif, je suis rentré dans cette taverne qui sentait le graillon. Le genre de lieu bruyant où la ripaille s’entasse sur les tables et où la bière coule à flot des tonneaux. Le tavernier, d’ailleurs, parlons-en, Jean Salmona, à la fois musicologue et gastronome. Moi j’aime bien la musique, j’aime bien ripailler, j’aime beaucoup les ondes sensuelles, surtout celles d’Eva, élève particulière du grand Johann Sebastian Bach. Et j’aime aussi bien boire. Du coup, il m’est offert, c’est la tournée du patron, des choppes de bière, des bouteilles de Riesling et même de Bourgogne, un beau côtes-de-nuit et une longue chevauchée de Jean-Sébastien à la poursuite de sa walkyrie.

mardi 2 février 2021

Le Vagabond Romantique


Petit traité sur l’immensité du monde. Tout est énoncé dans le titre. Ou presque. Le voyageur face à l’immensité des terres doit effectivement se sentir tout petit, une poussière. Je me sens d’ailleurs poussière, prêt à m’envoler dans ces lointaines contrées, à travers ces plaines désertiques, aux confins des steppes silencieuses là où seul le vent chante ses mélopées comme une ritournelle sans fin, ou comme un ivrogne un soir de pleine lune.

Perdu dans l’immensité du monde, l’esprit divague, des vagues de pensées qui submergent ton subconscient tel un tsunami dévastateur sur une terre vide. Il faut avoir un putain de courage pour affronter son esprit, seul dans une tempête de poussières ou de neige. Avec pour seuls compagnes, quelques bouteilles de vodka dans son barda, l’errance sans but, voilà de quoi réhabiliter le vagabond romantique. Surtout quand la bouteille est vide… 

« J’ai vite compris qu’à trop divaguer sur les cartes on risquait la déception. Car le voyageur, une fois l’esprit encombré de mythes, ne partira pas pour découvrir des royaumes inconnus mais pour vérifier si ceux-ci ressemblent à son rêve. Et lorsqu’il parviendra devant la muraille de Samarcande avec le crâne farci de descriptions antiques et la certitude que se dévoileront dans l’horizon des coupoles turquoise et lustrées surnageant comme des îles d’un voile de poussière levé par le pas des caravanes, il se trouvera fort déçu d’avoir à traverser une banlieue industrielle. Neuf ans après l’effondrement de l’URSS, je suis moi-même un jour tombé de mon rêve et la chute sur le pavé du réel fut douloureuse. »