Balade bucolique en Virginie. C’est avec une sensation d’émerveillement que je traîne les sabots ce jour dans cet état. La nature se pare de tons, d’ombres et de lumières. Vert, ocre, noir, forêt sombre, sentier lumineux. Je vois un vieil homme, un bras inerte, une âme meurtrie. Il soulève la poussière d’un chemin piétiné quelques années auparavant par des milliers d’hommes. Il appelle son chien, compagnon de route depuis des années. Le crane en vrac, coup de massue, laissé pour mort, il reprend difficilement ses esprits, après l’attaque sauvage qu’il vient de subir. Ce coup qui a failli lui être fatal – son chien kidnappé – le replonge dans les souvenirs de guerre, trente ans plus tôt. C’est son dernier voyage, sa dernière pérégrination, usé par la vie et par le sang de ses souvenirs.
« Dans
le champ, les lignes de l'Union s'incurvaient et pliaient, des sections s'en
détachaient et se précipitaient dans le vert profond des bois que la fumée
assombrissait toujours plus. La Wilderness était remplie de cris, de hurlements
et d’épouvantables éclats de mitraille. Dans le champ, l'herbe jaune était
tondue par le métal brûlant qui sortait des armes à feu de part et d'autre. De
petits groupes d'hommes ayant atteint les fortifications des Rebelles s'y
battaient à coups de poing et de crosse. Quelques zouaves en uniformes voyants
avec leurs taches de rouge et de bleu, décorés de jaune et aux guêtres maculées
de boue, changèrent de direction pour les rejoindre et furent fauchés comme
s'ils avaient été balayés par un vent aussi tranchant qu'un rasoir. Les
couleurs vives de leurs corps se détachaient sur l'herbe. D'autres arrivèrent.
Quelqu'un donna l'ordre, la section d'Abel et David se leva des fortifications,
se mit à pousser des hurlements et chargea dans le champ à découvert. Derrière
eux, dans la Wilderness, des lambeaux de fumée pendaient aux branches comme une
étrange mousse...
...
et si vous aviez été là pour voir cela, pour l'entendre, le toucher, le goûter
et le sentir, c'eût été quelque chose. Oui, vraiment c'eût été une expérience
d'être là ce jour-là. A cette heure-là. C'était la fin de quelque chose - ils
le sentaient tous. Et le commencement de quelque chose d'autre. [...] Le champ
de Saunders était un chaudron en ébullition, les arbres sombres qui le
bordaient se balançaient et se heurtaient comme sous un grand vent, comme si
quelque créature proprement monstrueuse rôdait entre les troncs tandis que des
milliers de balles déchiquetaient leurs branches, tandis que les boulets de
canon les démembraient. Dans de grands gémissements, leurs racines
s'arrachaient du sol marécageux. Des colonnes de fumée s'élevaient, formant de
grosses volutes sombres et le soleil s'éteignit. Des hommes tombaient dans le
champ, des hommes tombaient sur les remblais rebelles, des hommes tombaient sur
la Vieille Route de Pierres où une section d'artillerie de l'Union tirait dans
les arbres et dans le dos de ses propres soldats. L'air lui-même était brûlé,
et on entendait un rugissement incessant, comme celui d'une chaudière chargée
jusqu'à la gueule et chauffée à blanc. Des éclaboussures rouges sur l'herbe,
des taches rouges sur la route. »