jeudi 31 décembre 2020

L’été 67

« Bondrée est un territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l’abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. Son nom provient d’une déformation de « boundary », frontière. Aucune ligne de démarcation, pourtant, ne signale l’appartenance de ce lieu à un pays autre que celui des forêts tempérées s’étalant du Maine, aux États-Unis, jusqu’au sud-est de la Beauce, au Québec. Boundary est une terre apatride, un no man’s land englobant un lac, Boundary Pond, et une montagne que les chasseurs ont rebaptisée Moose Trap, le Piège de l’orignal, après avoir constaté que les orignaux s’aventurant sur la rive ouest du lac étaient vite piégés au flanc de cette masse de roc escarpée avalant avec la même indifférence les soleils couchants. »

C’était un été, celui ou Lucy se promenait dans le ciel avec des diamants en guise d’étoiles. C’était à Boundary, un no man’s land perdu entre la frontière du Maine et celle du Québec. Un lac, des cabanes en bois, une chaleur moite, et l’insouciance de l’époque. Tout le monde se connait, vient ici pour quelques semaines de vacances, ou trapper le castor. Des provisions de sirop d’érable, de bières et de whisky pour tenir le choc, celui d’un retour à la nature, celui qu’on ne souhaite jamais vivre. C’était l’été 67 et je sifflote un air de Procol Harum en descendant vers le lac de Bondrée.

jeudi 24 décembre 2020

Distillation Suntory

Le type, Monsieur Kida qu’on l’appelle avec bienveillance, est là dans son appartement, un verre de whisky à la main. Pas n’importe lequel, un Suntory Whisky Toki. Il faut s’avoir s’aventurer en dehors des sentiers battus qui mène au mont Fuji et au Nikka. Sans glace. Sans musique. Sans bruit.  Mais ce type, pauvre type, une femme, une maîtresse, plusieurs maîtresses même. Il croit être au sommet de l’échelle et de la popularité. Et ce n’est pas sa relation avec cette jeune et belle actrice qui va faire dégonfler son ego masculin, dimensionné à son pouvoir de séduction, si je ne veux pas virer dans la vulgarité. Plus haute sera donc la chute. Il est à la tête de sa société, des whiskys très réputés. D’ailleurs, son affreuse belle-mère va lui laisser les pleins pouvoirs, l’évidence même, lui le fils prodige du père fondateur.

« Je meurs de faim. Je me dirige vers la salle à manger en pensant aux mets spéciaux que j'ai dit à ma femme de e préparer. En y entrant, je m'étonne. Il n'y a rien du tout sur la table. C'est bizarre. Je vais dans la cuisine. L’évier et le comptoir sont vides et propres. Je reste interloqué. 

J'ouvre le réfrigérateur. Il n'y a pas grand chose : fromages, pains tranchés, saucisses. Je n'aime pas ces produits. Je veux manger une soupe miso, du poisson grillé, des yakitoris, des sashimis. Ce sont les plats que j'attendais ce soir avec de la bière. La colère m'envahit. Je monte à l'étage pour réveiller ma femme. »

jeudi 10 décembre 2020

Rhum et Caribou


Je laisse derrière moi le Mont-royal et son « ascension » vertigineuse, un écrin de verdure au cœur d’une ville, et un type qui vit dans une cabane dans les arbres. Peut-être pour voir les étoiles de plus près, ou pour boire un p’tit verre de caribou, seul sans être dérangé par les ivrognes du coin, ceux qui martèlent l’asphalte craquelé de leurs sabots poussiéreux. Il m’a fait découvert un peu de son univers, si on peut appeler ça un univers, un gars qui vit dans la rue. Parce qu’à travers les déambulations nocturnes et dissolues que j’arpente dans les rues de Montréal, mon regard se porte sur ces marginaux. Comme son nom l’indique, des gens à la marge de notre société où il faut savoir parfois regarder et écouter pour leur donner un semblant d’humanité. Je vois aussi des expatriés, une colonie haïtienne, à l’image de mon pote Dany avec qui je prenais un thé et une tarte au citron meringué au Café Sarajevo en me prenant pour un écrivain japonais.

« A cause des enfants, les femmes en parlaient à mots couverts. Elles échangeaient en termes sibyllins les derniers échos glanés dans un journal ou à la radio, discutant du mode opératoire du psychopathe. La scène qu'elles évoquaient se passait forcément en hiver, car en hiver tout était plus glauque. Parfois, il faisait nuit dès 15h30, on pataugeait dans la neige aux stations de bus. Lorsque finalement apparaissait le véhicule aux allures de vieux bison exténué, la file indienne se mettait docilement en branle, l'un après l'autre les usagers grimpaient dans le véhicule, généralement bondé et puant le vêtement mouillé. Bien plus tard, une passagère constatait une sensation bizarre au mollet ou à l'arrière de la cuisse : son bas nylon avait été tailladé, et généralement un mince filet de sang s'écoulait d'une estafilade peu profonde. Le maniaque au rasoir avait de nouveau sévi. »

lundi 7 décembre 2020

Sailor Fuku


Goodbye Irony Dress, l’ironie prend la forme de cet uniforme de lycéenne qu’un lycéen se voit offert par sa mère après que celui-ci lui ait annoncé son homosexualité, sa façon à elle de répondre à son coming out. Et ce n’est pas par envie, ni même par plaisir que chaque jour il s'en vêtit pour aller à l’école, malgré les brimades subies par ses « camarades ». Non. Il n’en a pas envie, mais il ne veut pas aller à l’encontre de sa mère. Il ne sait surtout pas comment aborder le sujet. De toute façon, elle ne le comprend pas, tout simplement. Il avait plus d’affinité avec la vieille femme du rez-de chaussée avec qui il arrive à mieux se confier. D'où lui vient cette compréhension dans ce conformisme japonais ?

Un jeune homme, vieux schnock (une expression un peu vieillotte de la traduction, mais passons) de 29 ans, petite barbichette de surcroit, emménage au rez-de-chaussée et croise son regard, sa mère vient de décéder, c’est le temps de la politesse et des remerciements d’usage et de coutume. Il est gay aussi, pas forcément du genre joyeux, ni même extravagant. Il est calme, posé, adulte. Et des discussions vont naître de leur rencontre, chacun à la découverte de l’autre, chacun dans la compréhension des autres. Une amitié, peut-être. Plus même de l’amour… J’aime les histoires d’amour.  

vendredi 4 décembre 2020

Les Escales de Nad' et du Bison : Irlande (Part II)

Lieu : Irlande
Lever du soleil : 8h22  | Coucher du soleil : 16h08
Décalage horaire : - 1h
Météo : 0°. Légère neige fondante.
Coordonnée GPS : 53° 19' 59" Nord, 6° 14' 56" Est
Musique : One, U2
Un Verre au Comptoir : O'Hara




« J'aimerai tellement regarder Madame Télé tout le temps, mais ça moisit le cerveau. Avant que je tombe du ciel, Maman la laissait allumée toute la journée et ça l'avait changée en zombie. ...
Alors maintenant elle éteint toujours au générique, les cellules se remultiplient pendant la journée et on peut regarder autre chose après le diner parce qu'on se refabrique de la cervelle en dormant. »

dimanche 29 novembre 2020

Blizzard


Le vent, le blizzard, la neige.

La houle, les vagues.

La nuit, les étoiles et la tristesse des anges.

Les éléments se déchaînent, et la poésie m’enchaîne.

Je me retrouve prisonnier du vent, du blizzard, d’une tristesse qui me colle à la peau comme de la neige mouillée et qui dissout lentement mes vieux os. Je m’engouffre dans une taverne, des bruyants ancêtres vikings qui versent et déversent des gobelets métalliques remplis de cervoise se réchauffent joyeusement, pas que la cervoise se serve chaude dans ce coin reculé de la Terre et du monde glacé.

« Les étoiles comme la lune disparaissent et bientôt la clarté, l’eau bleutée du ciel, vient tout inonder, cette délicieuse lumière qui nous aide à nous orienter à travers le monde. Pourtant, elle ne porte pas si loin, cette clarté, elle part de la surface de la terre et n’éclaire que quelques dizaines de kilomètres dans l’air où les ténèbres de l’univers prennent ensuite le relais. Sans doute en va-t-il de même pour la vie, ce lac bleuté à l’arrière duquel l’océan de la mort nous attend. »

Je m’installe au fond de la salle, mélange de pénombre et de vieille poussière que des siècles de lecteurs ou d’ivrognes ont fréquenté. Je reste silencieux, je lis juste une phrase, ce n’est pas de l’indifférence ce silence, c’est juste un de ces instants magiques, comme quand la lune bleue s’éveille au milieu d’une foule d’étoiles et d’embruns.

dimanche 22 novembre 2020

Skyr et Skøll

 « Tout au fond de ton cœur

Que ce soit dans la joie

Ou bien dans la douleur

Sonne le chant de l’Islande. »

 Je me retrouve ainsi devant ma machine à écrire, le syndrome de la page blanche, des cendres éteintes, mes poussières de cheminée, de vie. Seul dans la pénombre du matin, un bol de skyr entre les mains. Je cherche les mots, ils ne me trouvent pas. Ils se sont perdus dans ma pensée, dans la fraîcheur de la tourbe, devant l’immensité de la nuit. Les mots se sont enfouis, ou se sont perdus comme un phoque esseulé sur un rivage, comme une lune bleue derrière l’amoncellement de nuages noirs. 

Fuck le blizzard, le vent souffle et tourne les pages de cette vie, une vie incomprise, dans un temps pas si reculé. Les années soixante et Hekla, aussi volcanique que le volcan qui lui doit son nom, est une poétesse, une écrivaine. Avec Jon John, son plus fidèle ami qui lui cout des robes, elle tente de trouver sa place, en terre viking, là où les femmes sont le plus souvent cantonner au foyer familial, à entretenir le feu dans la cheminée, ou sous la marmite. Hekla, c’est une écrivaine de talent. Elle le sait, et chaque nuit, elle tape des pages et des pages de son premier roman, au moins 200 pages, moins que James Joyce tout de même.

 

dimanche 15 novembre 2020

Bang Bang


Tu connais les Beatles ? Oui, tu les as sûrement déjà écoutés. C'est un groupe de rock britannique dont un des membres racontait qu'ils avaient été plus populaires que Jésus. D'ailleurs, c'est celui qui a été assassiné d'un coup de pistolet, tu le savais ? Mais si moi je les avais rencontrés, je les aurais tous tués de mes mains. Je veux vraiment savoir pourquoi ils ont écrit cette foutue chanson.

Je suis sûr qu'ils l'ont écrite juste pour ma mère. Ça lui collait trop bien. Quoi ? Le titre ? Maxwell's Silver Hammer !

Bang ! Bang ! Maxwell's silver hammer

Came down upon her head

Clang ! Clang ! Maxwell's silver hammer

Made sur that she dead

 

Quand un serial-killer psychopathe et psychologue demanda à voir dans sa cellule une jeune criminologue pour s’épancher sur ses crimes... Je ne te refais pas le pitch qui te ferait croire à un vieux film des années 90, écoute le silence haute-sécurité, des agneaux y dorment, rêvant d'hémoglobine et de sauce kimchi. La serveuse, tout sourire et discrétion m'a ramené à ma table, celle du fond plongé dans une demi-pénombre, une bière et mon bibimbap : le kimchi ne s'est pas révélé aussi épicé que je l'aurais désiré. Je plonge mon regard, dans mon verre, mon bouquin, la serveuse, attendant solitairement le calme du matin.    

mercredi 11 novembre 2020

Voisin, Voisine


Des odeurs de citrons charriées par le vent s’engouffrent dans les ruelles écrasées par le soleil de l’après-midi. Je déambule entre deux ombres, ombre de moi-même, en direction de la plage. Le regard perdu dans mes pensées, celles qui te font dire que ta place n’est pas ici, celles qui te proposent d’en finir de la plus belle des manières, en toute discrétion. Un air de trompette s’évapore d’une fenêtre, la suavité de Paolo Fresu, un air marin, un air de Sardaigne. La voisine y apparaît, à demi-dénudée, un gros sein qui prend l’air chaud du vent. Je la regarde, son sourire, la longueur de ses cheveux qui habillerait presque sa nudité. La chaleur écrasante toujours, la sueur perlante, je continue mon chemin avec mes tristes pensées, la mine solitaire n’écoutant que le vent se distiller entre les notes de Paolo. D’ailleurs ou justement, une nouvelle pensée s’aventure entre les habituelles, je repense à son album mystique « Mare Nostrum », la voisine a de sublimes écoutes en plus de sublimes courbes.   

 

« …elle était tellement fatiguée à cette heure-là, et il faisait si chaud, et elle passait les nuits à ne pas pouvoir dormir, à cause de ses pensées tristes, ne se tranquillisant que si elle arrivait à perfectionner son suicide. D’ailleurs, quel mal y a-t-il à se suicider, quand vous savez que votre enfant sera entre de bonnes mains… »

mercredi 4 novembre 2020

la Fin du Monde

 


Sophie Bienvenu est devenue en l’espace de trois romans une incontournable, une icône sanctifiée de ma littérature « 100% pur laine et sirop d’érable entre les Joes ». Je l’adore, cette nana, le genre à écouter du Pink Floyd, ça se ressent dans son écriture. Ou du Kurt Kobain dans un vieux chandail. J’adore ses histoires qui me font à la fois sourire et pleurer. J’adore le sirop d’érable, son spleen, la façon dont il s’écoule sur le corps d’une femme. Et la fin du monde, n’en parlons même pas, elle fait partie intégrante de ma vie. Bon, fini de parler de ma vie qui n’intéressera pas grand monde, retrouvons-nous autour d’elle.

 

C’est l’histoire de Florence. Autour d’elle, gravite tout un tas de gens, qui l’approche, la touche, se rapproche, s’éloigne. Chaque chapitre est un fragment de vie, une petite étincelle qui s’allume ou s’éteint dans l’entourage de Florence. Toutes ses vies, de près ou de loin, forment ainsi le puzzle de sa vie, et celui de sa mère qui l’a laissée à l’adoption à sa naissance, celui d’un roman choral dont les pages se tournent aussi facilement que les bières se décapsulent. C’est dire, la frénésie de la vie dans ce coin-là, là où des baleines surgissent devant le silence d’un kayak, là où des types silencieux coupent du bois pour l’hiver et des nanas à l’accent drôle et au débit rapide pellètent la neige devant chez elles pour retrouver le char garé la veille dans le noir...

 

« Je m'assois un peu au soleil sur le banc [...], histoire de profiter des derniers rayons de soleil avant un autre hiver qui va durer toute la vie. C'est con, depuis que je suis arrivée au Québec, j'ai la chanson de Joe Dassin qui tourne en boucle dans ma tête chaque mois d'octobre. Il m'arrive d'ailleurs de mettre une robe longue, histoire de ressembler à une aquarelle de Marie Laurencin. »

 

dimanche 1 novembre 2020

Le Moment Où Les Ténèbres Triomphent


Panique… Et je n’ouvre que la première page, je suis pris d’une panique grandissante devant ce petit mouvement de violence qui s’instille dans cette putain de vie. Il ne faut pas grand-chose pour déliter une vie, un bus, un flingue et la panique. Mais courageux, je suis, persévérant je continue. Je me prends un verre de whisky, un Cutty Sark, comme le trois-mâts. Les souvenirs refont surface et égrènent cette douleur insidieuse qui sue à travers les pores de ma vie, de mon être, mal-être. Un couteau, long, effilé, la lame froide, l’âme froide, tentant, très. Je prends une lame de rasoir, une perle de sang coule, s’écoule, mes veines se teintent, se vident, ma vie s’écoule le long…

« Je m’appelle ________________. Je suis un _________________. En désintox à Watertown. Par longs segments entortillés, on vous éviscère. Vingt-neuf ans lorsque incarcéré dans le centre (fermé, sécurité moyenne) et trente ans quand j’en suis sorti, « sevré », « clean », sept mois plus tard et pour la première fois mes pensées étaient si claires et si cristallines que j’étais capable de pleurer sur ma jeunesse – « prometteuse » - perdue – quoique très probablement, soyons réalistes, la perte de ma jeunesse prometteuse ne pouvait avoir plus d’importance que des détritus voletant dans le vent. Et pourtant : ‘Nous avons foi en toi, en ton talent. Tout ce que tu as à vivre et à apporter au monde’. C’était ainsi, en déintox, quand les hallucinations s’étaient calmées, quand on avait cessé de me donner cet anticonvulsif qui me faisait l’âme aussi plate que ces cadavres d’animaux écrasés sur les routes, je m’étais remis à écrire, des poèmes lyriques dans le style ‘Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux ? Et je l’ai trouvé amère. Et je l’ai injuriée’ dont vous ne m’auriez pas cru capable (n’est-ce ? Vous qui vous imaginez avoir vu au fond de mon cœur ?) car j’avais un jour su assez de français pour lire Rimbaud, et cela avant mon amour pour Magda Maria dont la famille venait du Québec, une poésie lyrique jaillissant comme la flamme irisée d’un briquet bon marché et ayant la nature fugace de cette flamme que certains prennent pour les illuminations profondes de l’âme. »

dimanche 25 octobre 2020

Pikadon


 Il y a des bruits qu’on souhaite oublier, qu’on ne souhaite même pas nommer, qu’on ne devrait même pas décrire, tant ils nous renvoient vers l’inhumanité de ce monde et vers l’odeur de chairs brûlées. Le Pikadon. D’ailleurs, d’où vient ce nom qui prêterait presque à sourire de mon point de vue occidental et qui ferait plus penser à une version peluchée d’un manga plutôt qu’au souffle d’une bombe déposée – larguée - sur les collines de Nagasaki, un 9 août 1945. Alors, je sors mon encyclopédie numérique : « Pika » signifie étincelle, lueur ou éclat soudain de lumière. D’une beauté poétique, en somme, c’est comme une aurore boréale sous des latitudes nippones. « Don » lui pourrait se traduire par un gros boum !, une genre de déflagration. Associés ensemble, ces deux mots marquent surtout la défaite de l’humanité.

 

« J’eus l’impression que le cœur du monde venait d’exploser. Certains allaient le décrire par la suite comme un bang mais il ressemblait plus au fracas d’une porte se rabattant violemment sur ses gonds ou à la collision de plein fouet d’un camion-citerne et d’une voiture. Il n’existe pas de mot pour ce que nous avons entendu ce jour-là. Il ne doit jamais y en avoir. Donner un nom à ce son risquerait de signifier qu’il pourrait se reproduire. Quel terme serait à même de capturer les rugissements de tous les orages jamais entendus, tous les volcans, tsunamis et avalanches jamais vus en train de déchirer la terre et d’engloutir toutes les villes sous les flammes, les vagues, les vents ? Ne trouvez jamais les termes adéquats capables de décrire une telle horreur de bruit ni le silence qui s’était suivi. »

 

lundi 19 octobre 2020

Angkor Wat

Même dans une cage dorée, on en peut empêcher un papillon de prendre son envol.


Ferme les yeux, et laisse toi emporter par la grande aventure. De celle qui fait couler des bouteilles de vodka dans un lupanar de Saint-Pétersbourg, de celle qui traverse des océans de poussière et des fleuves aux neufs dragons. Je t'emmène vers les années 1860 en compagnie d'Henri Mouhot, géographe et explorateur aussi dingue qu'Indiana Jones, la compagnie féminine en moins.

Viens avec moi, et je te montrerai le Papillon de Siam, d'une majestueuse rareté, une chimère diront certains, une enivrante beauté penseront les plus fous. Car il s'agit bien de folie, cette traversée du Cambodge à cette époque-là, et d'inconscience. Mais les explorateurs de ces temps-ci ont cela en commun, la soif de découverte, l'envie de laisser derrière eux, la trace de leurs découvertes et de leurs noms affichés royalement en lettres d'or sur les façades académiciennes ou dans les encyclopédies des grands savoirs.

Le soir, après avoir partagé le repas avec eux, un dîner composé de fruits, de riz et d'insectes grillés, les deux hommes rendent visite au chef du village. Ce dernier, un vieillard aux dents noires et usées jusqu'aux gencives à force de mâcher du bétel, les reçoit sous un banian gigantesque dont les racines aériennes forment une prison végétale qui le préserve du reste du monde, des hommes comme du soleil et de la pluie. Pour l'apercevoir, il faut soulever des feuilles de palme d'une taille gigantesque. La peau jaune et ridée du vieillard ressemble à celle d'une tortue centenaire, et ses yeux vairons dansent dans leurs orbites comme ceux d'un caméléon. L'homme semble lui même avoir pris racine depuis longtemps tant il fait corps avec l'arbre. Assis en tailleur au pied du banian, il fait corps avec l'arbre, il en gratte l'écorce avec l'ongle de son pouce, noir et dur comme du granit, produisant un son strident.

vendredi 16 octobre 2020

Double Peine


Paula Cid, 42 ans et néonatologue, mène une existence tranquille, une vie des plus ordinaires à Barcelone. La routine d'un couple sans enfants, un verre de vin le soir pour laisser derrière la passion de son métier. Sauf qu’un jour, son compagnon de route et de vie lui annonce brutalement qu’il la quitte pour une autre. Sauf que ce même jour, quelques heures après, son ex-compagnon de route et de vie se tue en vélo. La double peine, la tristesse de s’être fait larguée et celle de le voir mort, les deux le jour même, se mêle et s’entremêle dans sa tête. Un sentiment de désespoir et de rage qui cohabite en elle.

 

« Un verre de vin à portée de main, le deuxième déjà. J'essaye de savoir si avant je buvais avec la même fréquence. Je sais que non, que je ne buvais pas autant, mais je fais semblant d'avoir un doute. Lorsqu'on est seule, il est primordial de maintenir un certain dialogue avec soi-même, de se mettre dos au mur, de ne pas tout se permettre. Après cinq minutes, l'alcool est passé dans le sang, l'idée étant de m'écraser dans le canapé et laisser l'éthanol déprimer mon système nerveux central, m'endormir et faire chuter l'intensité de mes fonctions cérébrales et sensorielles, mais j'échoue, comme pour tout ces derniers temps. » 

 

mardi 13 octobre 2020

Tournée Générale de Viandox


Je sors de la gare de Bléville, une odeur de mazout, de port et de morue pas fraîche m’étreint la gorge. A une ère où il n’était pas encore question de tri sélectif, des panneaux d’avertissement affichent ouvertement : « Gardez votre ville propre » ? Je déambule dans les embruns, des ruelles étroites zigzaguent sur mon plan de la ville. J’hume, j’inspecte, je renifle, des odeurs de pisse, des odeurs de clopes. Un bistrot ouvert dès 5 h pour accueillir les premiers dockers et leurs premiers blancs secs. Je m’engouffre dedans comme le vent sous la jupe des vieilles rombières.

 

« Ça sentait l’eau de Cologne, le tabac, le sel et la poussière de ciment. »

 

Je me colle au comptoir, encore plus collant de la veille et de la décennie passée. De quoi rester scotcher pendant des heures. Un vieux juke-box au fond de la salle, sous un amas de poussière, comme des bijoux de famille qu’on ressort une fois l’an.

J’y vais de ma pièce de 1 franc, appuie sur la touche F puis 3. Cela commence par un solo de batterie, un air de jazz du temps, au vent marin, à l’étrangeté iodée. Je me recolle sur mon tabouret, skaï rouge craquelé. Un verre de bière devant moi, la mousse brute et lourde. Une nana est à l’autre bout, une jolie brune devant son Picon-bière. Genre Fatale, genre brune inoubliable, il y a des sourires qui ne s’oublie pas, celui d’une nana devant un verre de bière en fait partie.

 

mardi 6 octobre 2020

Le Nouveau Condo

« Fallait que j'oublie cette journée. Perdu dix dollars au champ de courses aujourd'hui. Quelle chose inutile. Ferais mieux de me fourrer la queue dans une crêpe au sirop d'érable. »

 

Charles BukowskiSur l'écriture.

 


On a toujours à apprendre des grands penseurs de notre temps. Je ne joue pas encore aux courses, mais j'ai du sirop d'érable. Putain, je n'y avais jamais pensé. Maintenant je sais quoi faire de mon sirop d'érable. 

Après cette dérive culinaire ô combien passionnante et érotisante - oui je dois être du genre à être excité par du sirop d'érable, je retrouve Paul Hansen dans son nouveau condo à Bordeaux. Il neige, il fait froid, l’atmosphère est humide, les os gèlent et les majeurs deviennent bleus, des cafards se faufilent sous les draps gris d'un matelas puant la sueur et la pisse, bienvenue à la "Prison de Bordeaux". Je te présente également son coturne Horton, ex-Hell Angels, passionné des gros cubes, et philosophe à ses heures, surtout à heures fixes, quand il dépose de magnifiques étrons parfumant cette piaule, hôtel de luxe de l’île de Montréal, là où les trottoirs craquent sous le froid hivernal et la neige recouvre les chars.    

« Tout avait débuté un an auparavant, je crois, au début de l’hiver 1981. Après les premières chutes de neige, le froid commença à faire craquer les routes et les jours raccourcirent brusquement, comme s’ils étaient pressés d’en finir. Durant ces changements de saison, quelque chose se modifiait en nous, une lassitude diffuse s’installait et, avec elle, une part de mélancolie. »

jeudi 1 octobre 2020

Comme une Chronique de France Inter à Ouagadougou


« Et surtout madame Sankaké, gardez bien confiance dans l'administration judiciaire de votre pays, car si le chemin de la liberté est parfois tortueux, il arrive toujours à la justice. »

 Et je suis là à allumer la radio, le genre où tu mettais 6 grosses piles dedans pour faire crachoter de la musique ou une chronique de France Inter. J'écoute cette odeur de poulet qui mijote. Des parfums de cuisine et d'enfants qui jouent dans la cour, autour d'un ballon ou d'un vieux pneu usagé. La voisine prépare des galettes au miel. Un délice, un retour en enfance. Au son des tam-tam, la nuit se profile, la lune se défile, les étoiles illuminent. Une soirée autour d'une bière chaude, des femmes en pagnes, l'ambiance africaine. 

dimanche 27 septembre 2020

Le Repos des Cueilleurs de Mangues

A quoi tient un génocide. A une histoire de nez. Trop gros ou trop épaté. Triste à concevoir. Hutu ou Tutsi. Blonde ou Brune. Gaël Faye revient sur son histoire, celle de son pays, celle de ces deux peuples mis à mort.

« Le cabaret était la plus grande institution du Burundi. L’agora du peuple. La radio du trottoir. Le pouls de la nation. Chaque quartier, chaque rue possédait ces petites cabanes sans lumières, où, à la faveur de l’obscurité, on venait prendre une bière chaude, installé inconfortablement sur un casier ou un tabouret, à quelques centimètres du sol. Le cabaret offrait aux buveurs le luxe d’être là sans être reconnus, de participer aux conversations, ou pas, sans être repérés. Dans ce pays où tout le monde se connaissait, seul le cabaret permettait de libérer sa parole, d’être en accord avec soi. On y avait la même liberté que dans un isoloir. Et pour un peuple qui n’avait jamais voté, donner sa voix avait son importance. Que l’on soit grand bwana ou simple boy, au cabaret, les cœurs, les têtes, les ventres et les sexes s’exprimaient sans hiérarchie. »

L’enfance et son innocence qui consiste à chaparder des mangues juteuses dans le jardin de la vieille voisine, j’y suis, j’y étais, une autre époque. Des odeurs de poulet qui s’élèvent dans la nuit, l’Afrique, je l’aime pour ça et pour ces rencontres assis sur une caisse de bière vide, à parler ou à écouter, la bière légèrement chaude, le bruit et la nuit qui s’en coule, découle dans la suave moiteur d’un boui-boui, à peine éclairé par une lune fuyante.

mardi 22 septembre 2020

Le Cactus Solitaire

Je la vois de l’autre côté du quai, elle attend probablement le train d’une direction opposée à la mienne. Je la suis du regard. Je l’imagine s’appeler Guadalupe, guapa de la palapa. Le ciel s’assombrit, un orage s’abat sur les toits de Santa Helena, une rousse apparaît au milieu du tableau comme un parasol en papier au milieu d’un verre de piña colada. L’eau fraîche ruisselle sur son corps nu, caresse sa peau, lèche ses humeurs. Je regarde ses paupières, le sourire de celles-ci provoqué par ces fines rides qui habillent sa vie. Je sors mon zoom, n’y vois pas de mauvaises intentions, guapa, je suis photographe de paupières. 

Je pénètre dans le restaurant bondé, un parfum de chili, hot hot los jalapeños, du bruit et des rires, jolies mexicaines aux jambes caramélisées ; je pénètre dans les toilettes, celles pour dames. Je respire, sent ces odeurs, observe ces traits de rouges à lèvres sur un miroir, observe ces traces jaunes d’urine le long de la cuvette. J’hume cet exquis parfum, n’y vois pas d’esprit malsain, guapa, je suis chasseur d’odeur. Et je te respire Fleur, je vais te chercher à travers toutes les toilettes de la ciudad.

mardi 15 septembre 2020

Les Colonnes



« Claire était venue s’asseoir près de moi. Elle sentait la fougère et le soir qui descend sous les arbres. Une odeur qui m’était devenue familière. Comme l’étaient à présent la douceur au bout de ses doigts, la chaleur de son ventre, ses yeux écartés et son cou de roseau. »

J’échoue dans ce petit village de campagne, la voiture sur le bas-côté. Fin du voyage, fin d’une vie. S’abandonner ici, que certains qualifieront de trou perdu. Se lever avant le soleil, faire quelques longueurs dans l’eau froide de la rivière, et se fondre dans la nature sauvage de cette forêt sombre. L’esprit vide par ce sentiment de sérénité qui accompagne la langueur de mes mouvements de brasse, je sors de l’eau, l’orage gronde éclaboussant de sa fulgurance le silence de ce décor champêtre. De grosses gouttes se fracassent contre le calme de la rivière, juste le temps de sentir l’odeur de fougère qui s’évapore avec la venue des premiers rayons de soleil perçant l’horizon nébuleux. Je marche sous un ciel de traîne jusqu’au moulin, là où j’ai laissé mes cannes à pêche.

Sur la place du village, il y a cette librairie qui périclite au fil des jours et des saisons qui défilent dans cet arrière-pays. Il y a Armand, un autre vieux solitaire, qui tient encore tête aux banquiers et à leurs créances, question de survie d’un certain mode de vie. Il y a surtout Claire, sa nièce venue s’échouer également dans ce village. Elle a l’air éteinte, le regard presque triste. Ce coin perdu semble être celui des âmes échouées, des âmes solitaires qui ont perdus le sens de la vie, la motivation de l’envie.

vendredi 4 septembre 2020

La Huppe Fasciée




Assis sur un rocher, le regard mélancolique, l’homme regarde pensivement la vue qui se porte à son horizon. De dos, le torse nu sous le soleil austral, il écoute cette douce mélodie proposée par quelques oiseaux venus s’échouer sur ses côtes, dans la mire de ses jumelles. Fasciné, il les observe : bécasseaux maubèches, chevaliers aboyeurs solitaires, chevaliers sylvains des Balkans, courlis de Sibérie, courlis corlieux, pluviers argentés, et encore bécassines du Japon, martinets de Sibérie. Il les identifie tous, il les croque, il les inscrit dans son calepin, un travail de patience et de silence. D’ailleurs, l’amour n’est que patience et silence. Il semble leur parler avec douceur, d’une voix faible teintée de tristesse et d’abandon, l’homme qui murmurait aux oreilles des oiseaux, fasciné par cette huppe fasciée venue se poser devant le silence de sa vie.

« La dernière fois qu'il était venu ici, il y avait des paysans dans les champs. A présent, la zone derrière les lignes était entièrement dévastée. La terre y était un vaste étal de chiffonnier, jonchée des restes épars des deux camps : des éclats d'obus et des obus entiers de toute taille, dangereusement intacts, de vieux sacs de sable piétinés et enfoncés dans la boue, une boucle avec sa longueur de sangle, le fer d'un outil de fortification, des photographies écorchés, des cartes à jouer, des paquets de cigarettes, des pages de romans à quatre sous et des dépliants imprimés en anglais, allemand, français, des débris de papier d'emballage, des fourchettes et des cuillères tordues, des lambeaux d'étoffe dépareillés qui auraient pu être vert-de-gris, bleu horizon ou kaki - il n'était plus possible de les distinguer ; des bidons fracassés, des timbales cabossés, et partout des fragments d'humanité adhérant encore au bois, au métal, au tissu, ou flottant dans l'écume verte des trous d'obus, ou vomis de la gueule des rats. Ils se frayèrent un chemin à travers tout ça. Une fois encore, ils creusèrent. »

vendredi 21 août 2020

Poussière des Steppes


« Je fais une grande promenade presque chaque après-midi. Je longe la rivière vers l’est dans l’espace infini de la steppe, et à sept ou huit kilomètres, j’arrive à un confluent. La rivière s’élargit, l’eau est peu profonde et le courant rapide. Au milieu du cours d’eau sont couchés plusieurs rochers d’un blanc de neige. Le courant tourbillonne d’écume dans leurs fissures. Dès que je m’approche, le grondement de l’eau me submerge, je ne m’entends plus soliloquer. Des arbres surgissent là d’une brusque dépression ; les deux rives sont bordées de buissons touffus plus ou moins hauts. L’endroit est totalement différent de l’amont, dépourvu d’arbres, où nous avons planté notre tente. C’est une vaste étendues plate couverte de gras pâturages troués de marais. Le regard découvre la forêt en altitude, de la mi-pente au sommet, moutonnant jusqu’au bout de la vallée. »

Je me retrouve au fin fond ou aux confins de la Chine, dans une région plus près du Kazakhstan que de la véritable Chine, un territoire où mon regard se pose vers un horizon sans bornes, sans limites, découvrant ainsi sur des kilomètres la poussière se lever sous le vent assourdissant. Là-bas, j’aperçois au loin, une fumée qui s’élève vers le sommet des cieux, comme un point de repère, j’imagine ce premier feu matinal, la marmite qui chauffe, un premier bol de riz pour les bergers, les promeneurs, les routiers de ces grands espaces.

dimanche 16 août 2020

Uisge Beatha


Si le cœur t’en dit, je t’emmène sur l’île de Cragaig à la rencontre du vieux Alasdair. La première impression est sonore, tu entends le ressac des vagues venues s’échouer aux pieds de ces immenses falaises de calcaire blanc. Tu distingues le chant des cormorans, bernaches, lagopèdes, une farandole de cris dans le ciel, le meuglement des vaches perdues et le bêlement des moutons laineux. Tu perçois le scroutch de tes pas écrasant la couche de sphaigne dès que tu t’aventures en dehors des sentiers battus. Battus par qui d’abord ? Dans cet endroit déserté par la population, seuls quelques vieux qui ont compris le cœur de ce pays restent à braver la complainte de ces plaines. Battus par le vent, par le brouillard, par la fulgurance des embruns, par le blizzard, putain de blizzard.

« il avança en tanguant le long de la falaise. En contrebas se trouvaient les deux terrasses surplombant la grève, là où la famille de son grand-père avait fait pousser l'orge pour son whisky. Grandes marches vertes entre les collines brunes et la mer hyaline, elles étaient à présent en friche, les sillons dans l'herbe disparaissaient rapidement sous la fougère qui proliférait. C'était là que broutaient les moutons d'Achateny, tels des poux à fourrure éparpillés le long de la côte, leurs bêlements pathétiques se mêlant aux folles menaces des goélands argentés et des corneilles mantelées qui plongeaient, s'élevaient et tournoyaient au-dessus du littoral. Au-delà, les grands donjons crénelés des rochers noirs contrastaient avec les langues de terre et les récifs qui mouchetaient le léger ressac et que la marée était en train de recouvrir. » 

mardi 11 août 2020

Une Balle Dans La Tête


« Métro Charpennes. Elle marche vite. 
Claquent les talons de l'asphalteuse, le bruit de la salope pressée. »

Clap de début.
Prendre la route, un mot de Dostoïevski en tête, la première phrase, « Et parce que tu es tiède, et que tu n’es ni chaud ni froid, je te vomirais par ma bouche ».
De bon augure.
Manu et Nadine. Une tuerie, l’équipée sauvage.
Violente.
Ça va saigner, ça va gerber.
Une balle dans la tête.
Urgence des maux.

« Elle l'embrasse longtemps, il n'ose pas trop la peloter, Nadine le soupçonne d'avoir peur qu'elle le prenne mal. Il a les lèvres charnues, des traits d'enfants sur un visage d'homme, un enfant arrogant et exigeant, habitué à beaucoup d'amour. Les yeux mi-clos, il se laisse caresser, elle sent que sa queue est dure sous la toile de son jean. Elle se met à genoux en face de lui, sort son sexe et lèche le gland en bénissant la circoncision. Si elle fait de son mieux, s'applique avec sa bouche à le toucher comme il aime, avec ses doigts trouver comment prendre ses couilles, si elle fait de son mieux, elle l'entendra gémir. Elle relève la tête pour le voir, le fameux échange de regard entre suceuse et sucé. »

mercredi 29 juillet 2020

Une Rivière de Sang et de Poussière


Balade bucolique en Virginie. C’est avec une sensation d’émerveillement que je traîne les sabots ce jour dans cet état. La nature se pare de tons, d’ombres et de lumières. Vert, ocre, noir, forêt sombre, sentier lumineux. Je vois un vieil homme, un bras inerte, une âme meurtrie. Il soulève la poussière d’un chemin piétiné quelques années auparavant par des milliers d’hommes. Il appelle son chien, compagnon de route depuis des années. Le crane en vrac, coup de massue, laissé pour mort, il reprend difficilement ses esprits, après l’attaque sauvage qu’il vient de subir. Ce coup qui a failli lui être fatal – son chien kidnappé – le replonge dans les souvenirs de guerre, trente ans plus tôt. C’est son dernier voyage, sa dernière pérégrination, usé par la vie et par le sang de ses souvenirs.  
 
« Dans le champ, les lignes de l'Union s'incurvaient et pliaient, des sections s'en détachaient et se précipitaient dans le vert profond des bois que la fumée assombrissait toujours plus. La Wilderness était remplie de cris, de hurlements et d’épouvantables éclats de mitraille. Dans le champ, l'herbe jaune était tondue par le métal brûlant qui sortait des armes à feu de part et d'autre. De petits groupes d'hommes ayant atteint les fortifications des Rebelles s'y battaient à coups de poing et de crosse. Quelques zouaves en uniformes voyants avec leurs taches de rouge et de bleu, décorés de jaune et aux guêtres maculées de boue, changèrent de direction pour les rejoindre et furent fauchés comme s'ils avaient été balayés par un vent aussi tranchant qu'un rasoir. Les couleurs vives de leurs corps se détachaient sur l'herbe. D'autres arrivèrent. Quelqu'un donna l'ordre, la section d'Abel et David se leva des fortifications, se mit à pousser des hurlements et chargea dans le champ à découvert. Derrière eux, dans la Wilderness, des lambeaux de fumée pendaient aux branches comme une étrange mousse...

... et si vous aviez été là pour voir cela, pour l'entendre, le toucher, le goûter et le sentir, c'eût été quelque chose. Oui, vraiment c'eût été une expérience d'être là ce jour-là. A cette heure-là. C'était la fin de quelque chose - ils le sentaient tous. Et le commencement de quelque chose d'autre. [...] Le champ de Saunders était un chaudron en ébullition, les arbres sombres qui le bordaient se balançaient et se heurtaient comme sous un grand vent, comme si quelque créature proprement monstrueuse rôdait entre les troncs tandis que des milliers de balles déchiquetaient leurs branches, tandis que les boulets de canon les démembraient. Dans de grands gémissements, leurs racines s'arrachaient du sol marécageux. Des colonnes de fumée s'élevaient, formant de grosses volutes sombres et le soleil s'éteignit. Des hommes tombaient dans le champ, des hommes tombaient sur les remblais rebelles, des hommes tombaient sur la Vieille Route de Pierres où une section d'artillerie de l'Union tirait dans les arbres et dans le dos de ses propres soldats. L'air lui-même était brûlé, et on entendait un rugissement incessant, comme celui d'une chaudière chargée jusqu'à la gueule et chauffée à blanc. Des éclaboussures rouges sur l'herbe, des taches rouges sur la route. »

jeudi 23 juillet 2020

Le Sommet des Dieux


Je le vois descendre de la montagne, le regard vidé de sens, vidé de vie. Un montagnard solitaire, berger à ses heures perdues, qui recherche aux sommets de ses alpages la quiétude, le bien-être, cette sensation de tutoyer les dieux. Dieu, il en sera question, Elohim, tout là-haut, comme une rencontre divine qu’un vent a ramené jusqu’à ma conscience.  

« Le dernier pas de la montée lui faisait toucher l’extrémité où s’arrête la terre et où commence le ciel. Un sommet atteint est un bord de frontière entre le fini et l’immense. Là, il arrivait à la distance maximale de son point de départ. Un sommet n’est pas une ligne d’arrivée, c’est un barrage. Là, il faisait l’expérience du vertige qui, en lui, n’était pas un appel du vide vers le bas, mais se pencher sur le vide du haut. Là, sur le sommet, il percevait la divinité qui s’approchait. Là-haut, il s’enveloppait de vent. Un sommet sans choc de masses d’air sur soi est effrayant. Car l’immense retient son souffle. »

Là-haut, l’alpiniste y trouve ce vent teinté d’un profond silence, propice à la réflexion. Là-haut, où qu’il soit, sur le sommet alpin qui se dresse devant sa minuscule personne, il ferme les yeux, se retrouve au Mont Sinaï, et entends des voix, les paroles divines, le décalogue murmuré par le vent.

lundi 20 juillet 2020

Les Escales de Nad' et du Bison : Corée du Sud

Lieu : Corée du Sud
Lever du soleil : 5h26  | Coucher du soleil : 19h50
Décalage horaire : + 7h
Météo : 23° ressentie 27°. Ciel couvert, pluie faible.
Coordonnée GPS : 37° 33' 57.6" Nord, 126° 58' 42.2" Est
Musique : C. Schumann, Three Romances for violin and piano, Op. 22, Clara-Jumi Kang & Yeol Eum Son
Un Verre au Comptoir : Winter is Coming N°2




« Les flocons se dispersent au hasard.
Dans le vide noir que la lumière des réverbères ne traverse pas.
Sur les arbres noirs et silencieux.
Sur les cheveux des passants à la tête baissée.
»

jeudi 16 juillet 2020

Portraits Chinois

Histoires et curiosités. Avec une pointe d'humour, de cynisme et d'ironie, je pars à la découverte des petits travers - non pas de porc à la sauce caramélisée, bien que ça me fasse sacrément envie - mais des simples gens qui gravitent autour de Lao Ma. L'auteur décrit ici ses pauvres compatriotes à sa sauce, plutôt aigre-douce. Des portraits chinois légèrement acides.

Dans le genre flash fictions, deux ou trois pages, la situation prête souvent à sourire. Rire jaune, sans tomber dans le racisme asiatique. Car si le sourire est présent, il est fortement imbibé parfois d'alcool de riz mais souvent de sarcasme et de mépris. Et c'est toute la Chine populaire qui passe dans les mailles de ces historiettes peu glorieuses. 

A picorer de temps en temps, peut-être, histoire d'ébaucher un vague sourire de temps en temps, plutôt que de suivre la tristesse et la bassesse de ce monde au quotidien... Grandeur et décadence. 

mardi 7 juillet 2020

Bien au-delà des Mots

Je commence par la saveur d'une bière fraîche, une blonde de 33 cl. 979 pages plus loin et quelques capsules, je me retrouve dans la poussière des vaincus. Même pas eu peur, j'ai fait fi du nombre de pages, passionné par l'histoire de ces deux frères jumeaux à Three Rivers, dans le Connecticut, Dominick et Thomas Birdsey. 

Et pourtant, la première scène est frappante. Thomas, aux tendances schizophréniques, se tranche la main dans la bibliothèque municipale. Guidé par Dieu, persécuté depuis tous temps par la CIA et les communistes, la voix divine lui a donné sens à son sacrifice, sa manière de protester contre l'absurdité de cette guerre du Golfe orchestré par Bush père. 

« Toute ma vie, mon frère a été comme une ancre qui me tire vers le fond. Même avant sa maladie. Avant de péter les plombs devant... Comme une ancre. Il me laisse tout juste assez de longueur de corde pour rester à la surface. Pour respirer. »

Et pendant que Thomas se voit interné de force dans un asile psychiatrique plus proche d'une prison que d'un centre de soin, Dominick se démène avec son passé, ses origines, son père... Il a ce besoin de comprendre ses racines, peut-être pour sa rédemption, une façon à lui d'apaiser la culpabilité qui le ronge depuis tant d'années. Triste, sombre, intérieurement colérique, il s'en veut, en veut à tout le monde, son "père", son grand-père, sa mère surtout qui lui a toujours refusé la vérité sur son vrai père, et qui lui a fait promettre à la veille de sa mort de toujours veiller sur son frère. Mission échouée.

mercredi 1 juillet 2020

Poussière Rouge

« Le soleil est haut maintenant. Aux abords des calanques la mer est d'un turquoise à vous rayer la rétine. Les roches ont quitté leurs teintes pastel pour revêtir un orange intense. Genre tenue de gala. Jour de fête. Grosse soirée en perspective... »

Le corps à terre, meurtri de coups et de douleur, la gueule dans la poussière. Le sang coule, sombre et visqueux. Il s'écoule tel un ruisseau assoiffé dans les sillons des roches rouges. Une poussière rouge.

Tu prends un whisky, tu as à peine l'âge et tu attends déjà la maturité de la vie. Pourtant tu vis encore chez tes parents, un poster de Kurt Cobain au-dessus du lit. Tu as laissé tomber les études, tu t'es fait virer de ton job de mécano, tu passes tes journées à fixer le plafond, allongé sur ton pieu. Tu passes tes nuits à imaginer ce plafond. La musique s'enchaîne, se déchaîne, la chaîne s'échauffe, chauffe la musique, en toi. Par moment ou par ennui, tu prends même les disques de ta mère, Cabrel et compagnie. Une fissure qui s’agrandit et se lézarde. Ton esprit ne voit pas au-delà de ce fossé creusé dans le plafond, par lequel tu voudrais t'échapper. Mais tu restes là, incapable d'aller plus loin dans cette vie poussiéreuse. Tu as merdé sur toute la ligne. Ton karma. Et tu penses à elle. Leila, ou tout autre prénom en a. Tu l'as rencontré un peu par hasard, un peu sans prévoir, des discussions anodines, belle comme une ondine. A parler musique avec elle, tu as trouvé le grand amour, celui qui restera unique.      

dimanche 21 juin 2020

Bouquet Fané

Parfois je ris tout seul...

AVERTISSEMENT : le titre de ce livre est totalement fictif


aucune ressemblance avec un lecteur... bla bla bla... bla bla bla...


De cela, tu t'en doutais avant. Mais l'époque que nous vivons mérite donc ce préambule, pour éviter toute velléité à procès intenté. Parfois je ris tout seul est une élucubration probablement sous emprise de l'alcool de la part de l'auteur, parce que je ne ris jamais, seul ou accompagné. C'est bien connu. Je ne ris jamais, j'ai la gueule triste comme d'autres ont l'amour triste, moi c'est la vie, tout court. Alors, tu vas me dire pourquoi ai-je entrepris la lecture d'un tel bouquin, dont le titre feel-good ne te ressemble guère. 

Et finalement, après moult hésitations et bières, j'ai ouvert les premières pages, elles se lisent vite, nettement plus vite qu'une première gorgée de bière qui épanche la blancheur de sa mousse sur mes lèvres asséchés. Oui, j'ai les lèvres sèches, pas toi ? Et j'y ai pris un certain plaisir, non pas de voir ces lèvres s’humidifier mais de lire ces petits mots. De minuscules écrits, une page ou deux maximum, genre pensées instantanées dans lesquels j'y ai pioché quelques moments de spleen, des situations absurdes, des passages cyniques, mes maux du quotidien.

Tu vois, cette tristesse-là, je ne suis pas capable de t'expliquer d'où elle vient. Des fois, je ne pense à rien, je regarde des crayons posés sur une table, ou un téléphone qui ne sonne pas, ou une voiture qui passe, enfin je surveille d'un œil des choses qui ne veulent rien dire. Et tout d'un coup, tu vois, je ne sais pas pourquoi, mais ça vient, je me sens devenir triste.

jeudi 11 juin 2020

Chohenna et le Kep-ten Kidd

Il était une fois un capitaine à la retraite qui parcourait la campagne texane, en dodelinant sur sa mule et son chariot bringuebalant. Texas 1870, il erre, l’air sobre et triste d’un veuf, en proposant entre deux comptoirs, la lecture de quelques journaux lointains. Il a l’art de captiver son auditoire, avec ses histoires de guerre franco-prussienne, ses légendes en terre indienne, ses aventures au-delà des mers. Une petite boite de conserve passe d’ailleurs entre les gens, quelques pièces et piécettes émettent une mélodie métallique lorsqu’elles touchent le fond de celle-ci. Voilà de quoi se payer ce soir un verre de whisky.  

« Peut-être avaient-ils échappé de peu à la mort l’un et l’autre. Victimes d’une flèche, victimes de la beauté, victimes de la nuit. »

Une pièce d’or en échange d’un service : ramener cette gamine un peu sauvage à sa famille dans le sud texan. Johanna avait été capturée par une tribu indienne kiowa et a vécu ainsi comme une « sauvage » pendant plus de quatre ans. L’aventure commence à travers les chemins détournés et poussiéreux du Texas. Des instants de sourire sous le regard de la lune, des moments teintés d’émotion, des coups de feu et de la poussière soulevée, le Far-West lointain joue de l’harmonica, et des nouvelles du monde.   

jeudi 28 mai 2020

Café Sarajevo

« Paix du vieil étang.
Une grenouille y plonge.
Un ploc dans l’eau. »

Un livre de Basho dans ma besace, tel un pèlerin, c’est mon pote Nicolas Bouvier qui me l’a conseillé, grand traducteur du poète japonais et tout aussi voyageur, je m’engouffre dans le métro, ligne orange. De Sherbrooke Station, je file je-sais-pas-où, peut-être à McGill là où les filles sont hot et n’ont pas froid aux yeux, même par moins 50°, même en plein cœur de l'hiver, la mini-jupe en poils de castor. Mon regard se porte sur la fille assise juste en face de moi, une japonaise, entre deux haïkus. A moins que ça soit une chinoise ? Comme de bien entendu, elle ne jette pas un regard vers ma direction. La transparence du pauvre type. Je l’appelle, en mon for intérieur, Midori. J’aime bien personnifier les bombes atomiques, japonaises de surcroît, que je croise, on est un écrivain japonais, ou on ne l’est pas. 

« J’évite toujours ce coin du parc plutôt fréquenté par des types qui reviennent de la cueillette des pommes dans les plaines d’Alberta. Ils arborent tous la même barbichette rousse, le même regard clair et irresponsable, et les mêmes ongles sales qu’ils regardent avec un mélange d’étonnement et de fierté. Ce sont pour la plupart des gosses des banlieues cossues de Montréal (Saint-Lambert, Repentigny, Beloeil ou Brossard) qui veulent jouer aux travailleurs migrants avec, dans leur poche, un exemplaire fripé du gros bouquin de Steinbeck. L’année dernière, ils lisaient L’Attrape-Cœur de Salinger tout en rêvant d’une virée de trois jours au centre-ville, et en ayant pris soin de dire à leur mère qu’ils coucheront chez leur cousin. Ils passeront plus tard à Kerouac qu’ils emporteront dans un train de nuit du Canadian Pacific qui va jusqu’à Vancouver, avant de se mettre à Bukowski et à la bière en fût. Le début de la dégringolade. Ce n’est pas la première génération d’éberlués qui traîne dans ce parc – celle d’avant se shootait à Burroughs et à l’héroïne. J’ai même connu l’époque où les garçons lisaient Le Loup des steppes et les filles gardaient toujours dans leur sac un exemplaire du Prophète de Gibran. C’est un parc littéraire où les jeunes gens apprennent à vivre dans les bouquins. »  

lundi 25 mai 2020

Sur les Traces de Basho


Sur les mélancoliques faits d'armes qui ont endeuillé le Moyen Age japonais, c'est encore une fois Basho qui a eu le dernier mot. Passant, sa besace de pèlerin sur l'épaule, par le lieu d'un carnage célèbre, il a écrit :

Natsugusa ya !
Tsuwamono-domo ga
Yume no ato...

L'herbe flétrie d'été
C'est bien tout ce qui reste
Du rêve des guerriers...

On a beau répéter que ces samouraïs étaient aussi des esthètes, des connaisseurs en poterie, des calligraphes accomplis, ou, comme le jeune Atsumori - un Lancelot japonais massacré dans la fleur de l'âge -, qu'ils jouaient de la flûte à vous en retourner le cœur, cela ne change rien à l'affaire. Ces passe-temps relevés qui leur font grand honneur ne doivent pas faire oublier que presque toute l'énergie mentale de l'élite étaient consacrée à l'art d'occire et de mourir dans les formes au service d'un patron. 

Pèlerin, je le suis en m'aventurant sur les traces de Bashô, poète itinérant et errant dans les profondeurs de son pays. Avec comme guide Nicolas Bouvier, j'explore l'âme de ce pays, mon cœur en voie d'explosion. Ce n'est pas une simple virée estivale, un voyage d'un mois de mai avec ses espoirs et ses tristesses, ce voyage au Japon, où les fleurs de cerisiers s'ouvrent comme le sourire d'une jolie femme. Avant de tracer ma voie dans les méandres des temples, au-delà du Mont Fuji, je recompose l'histoire de ce pays. Je revois ses religions, son histoire, sa philosophie, et ses traditions. La folle passion qui m'habite, mon corps immergé dans ce pays devient fébrile et fiévreux, comme la première fois que je me mets à nu dans le onsen que l'on aurait dit perdu en pleine campagne, comme la première fois que l'on met un pied dans une nouvelle gare, comme la première fois que l'on croise le sourire d'une rencontre.

Les premiers mouvements du bouddhisme, les premières persécutions chrétiennes, la première bombe atomique, l'histoire avance au fil des pages de Bouvier entre deux citations de Bashô, son maître indéniable, son guide tant spirituel que littéraire.  Nicolas me donne des cours d'histoire, de géo-politique, de religion. Il a raison, pour comprendre un pays, un peuple, il faut d'abord s'attaquer à son passé, avant de grimper les sentiers errants de la basse campagne.