dimanche 26 mai 2019

Le Palais des Doges

« Pour être précis, il faudrait dire qu'entre les Doges et le village les kilomètres ne duraient pas pareil, selon qu'on était en bonne ou en mauvaise saison. Les distances, dans ce coin-là, c'est du temps, pas des mètres. »

L'hiver, la neige, le froid. Une ferme isolée. Gus et son chien à l'intérieur. Solitude d'une vie où son histoire est lourde de conséquences. Père et mère, mouais... Gus vit seul maintenant dans cette ferme. Les travaux de la ferme rythment ses journées. Il ne s'en plaint pas d’ailleurs. C'est sa vie. Il enfile ses sabots, siffle son chien, prend une masse. Il a une clôture à refaire au fin fond du jardin de son palais, la ferme des Doges.

Il rentre se réchauffer, regarde la café chauffer sur la gazinière. Café bouillu, café foutu disait sa mémé. Alors, il garde les yeux rivés sur la casserole. Brûlant, il l'aime, sans sucre aussi. Une goutte de gnôle, dedans pour aromatiser. Ou pour oublier ce genre de vie solitaire où son seul voisin est encore plus vieux que lui survit dans les mêmes conditions à quelques temps de sa ferme.

« - Tu veux que je te dise vraiment le fond de ma pensée ?
- Je t'écoute.
- Le diable, il habite pas les enfers, c'est au paradis, qu'il habite.
Abel sortit là-dessus, en laissant sa réflexion se balader dans la pièce, tel un chien qui aurait perdu son maître. Le genre de truc qu'on balance en sachant que ça fera son chemin à coups de hache.  »

lundi 20 mai 2019

La Mérica


L'heure de la retraite a sonné. Une corne de brume qui s'élève dans le brouillard, Le halo d'un phare au loin qui s'évapore dans ce flou obscur d'une fin de journée. Seul, il reste. Le dernier "prisonnier" s'en est allé. Il a toujours vécu là ou presque, tel un gardien de phare, un gardien de prison ou un gardien du temps avec le pouvoir d’antan de laisser pénétrer les gens sur le territoire de l'Amérique. La Mérica. Dans le temps, ils avaient tous ce mot à la bouche, le regard triste et perdu, leurs souffrances se lisaient sur les rides de ces passagers qui ont vécu l'enfer pour s'arrimer jusqu'à cette île, synonyme d'espoir ou de rejet. Lui, c'est le dernier gardien d'Ellis Island.

God Bless America. 
« Tous les mondes se croisent et America est le seul mot qu'ils possèdent en commun. »

Pris d'un grand élan mélancolique, il revient sur ses longues années passées à diriger cette île, en dehors des frontières. Les bateaux accostent, des pouilleux descendent sur le quai, un long couloir, des escaliers interminables, minables photos de la misère humaine. Une odeur de pisse, de sueur âcre, de pestiférés qui se mélange au parfum iodé de la brume au-dessus des flots grisâtres se déchiquetant sur le ponton. L'ampoule du lampadaire a grillé - tiens il faudrait la changer -, la nuit se fait et se tait, le silence prend possession des lieux et l'enveloppe de toute sa splendeur. Il repense à sa femme Liz, enterrée là juste derrière, à Nella cette rencontre qui le bouleversa à jamais, à tous ces gens venus croire en lui, lui demander de l'aide - son aval pour franchir les portes du paradis. Et renaître. 

mercredi 15 mai 2019

Amour en cage


« Dans la vitrine, je dispose des livres d'occasion que je viens d'acheter. Il est environ quatre heures de l'après-midi. Une neige floconneuse commence à tomber. »

Sur ma table de chevet, je regarde la petite grue en origami, façonnée par de douces mains, précieuses mains caressantes. Je caresse la précieuse couverture d'un roman, pas d'occasion pour le coup. Une lanterne japonaise s'illumine dans ma sombre mémoire, une musique, une guitare, un saxo, me trottent dans la tête. Si profondément que je me demande si cette musique provient de cette vie, ou d'une vie antérieure, d'un passé si lointain. Hôzuki, des physalis couramment appelés Amour en cage – ou Lanterne japonaise. J'aime l'aspect floral des romans d'Aki Shimazaki, qui de ses mains québécoises m'a façonné cette grue et une précieuse dédicace.

Je vois cette boutique de livres d'occasion, l'envie irrépressible d'y pénétrer, corps et âme et m'imprégner de son parfum de philosophie et d'amour. Bien que j'y connaisse rien ni en l'un ni en l'autre. A l'intérieur, Mitsuko... Son sourire me dit quelque chose, fantasme de l'autre nuit dans cette taverne, moi miteusement triste, elle sublimement belle. Dans une autre vie, ou juste le week-end, elle est hôtesse dans cette taverne, si cher à Rufus. Mais le reste du temps, elle est seule à s'occuper de son fils muet. Jusqu'au jour où une femme, disons-le, bourgeoise, pénètre dans la boutique à la recherche de livres de philosophie rares – pour son mari précise-t-elle. Et là, des secrets bien lourds à porter rejaillissent pour bousculer l'équilibre fragile de ces vies.

lundi 13 mai 2019

Poésie de l'Absinthe

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

L'albatros.


L'air piteux, j'ai ressorti d'un carton tout poussiéreux, ces fleurs du mal, fleurs jaunies et fanées de les avoir laissées dans un coin sans les arroser. Le pichet d'eau à la main, je te rassure, dans l'autre, il y a ce verre de petit jaune qui m'accompagne, je replonge dans ces mers et redécouvre toutes les annotations que j'avais soulignées au crayon à papier HB de l'époque, si je me souviens bien, c'était au siècle dernière, livre que j'ai choisi pour l’épreuve de français d'un baccalauréat passé sans passion ni idéal.

samedi 11 mai 2019

Chaos

Quelques jours à Toronto. Enfin, je crois, je présume. J'imagine, car ce film s'imagine. Il ne se regarde pas, il se questionne, il dérange, peut-être, un peu, beaucoup. Bon OK, il se regarde aussi, pour le regard de Jake Gyllenhaal, les regards devrais-je dire. 

« Le chaos est un ordre qui n’aurait pas encore été déchiffré ».

Pourquoi ai-je mis autant de temps à découvrir cette œuvre - magistrale - du québécois Denis Villeneuve, alors que j'avais déjà tant adoré Incendies et Prisoners. Sa sortie en salle (2013) m'avait probablement complétement échappé. Mais alors pourquoi ai-je mis autant de temps à décellophaner le DVD alors que depuis j'ai tant apprécié Sicario, Premier Contact, Blade Runner 2049. Il y a des mystères dans la vie qui s'échappe vers le chaos. Parce que ce film, c'est un crochet du droit à mettre le spectateur KO, genou à terre des étoiles dans la tête, pour peu qu'il soit épris d'une mouvance schizophrénique. Alors, prêt à (me) suivre (dans) cette déviance entropique ?

dimanche 5 mai 2019

Des Années de Pèlerinage


Rarement je n’ai pu autant m’identifier aussi fortement, indélébilement, à un roman. Ce Tsukuru Tazaki me cause au plus profond de moi-même, il est simplement en moi, je le ressens à chaque étape de ma vie. Je crois qu’on se comprendrait tous les deux, à moins qu’il soit moi, que je sois lui, que nous ne sommes qu’un. Une même et unique âme dans une même et unique putain de vie.

« J'ai ressenti avec de plus en plus de force que les autres me considéraient comme quelqu'un qui ne valait rien, ou qui était tout à fait inintéressant. Du moins, je me suis vu ainsi. »

Ils sont cinq, comme les doigts d’une main. Unis et inséparables. Du moins, c’est ce qu’il croit, qu’il pense, jusqu’au jour où, du jour au lendemain, on lui envoie, une lettre, un mail, un coup de téléphone, peu importe, lui demandant de ne plus revenir. Il l’accepte, même si intérieurement il ne le comprend pas, mais il ne s’imposera jamais aux autres, même si une profonde communion était née entre eux. Cette séparation, brutale, signe sa mort intérieure. Il survit dans ce monde mais sent qu’il n’appartient plus à ce monde. Face à la couleur de ses amis, lui qui s’est perçu toujours comme un être incolore voir transparent dans cette société-là, il n’a plus d’existence dans ce monde, ou est-ce ce monde qui n’a plus d’existence ou de réalité dans cette vie-là. Attendre une prochaine vie…

« Lorsqu'on est profondément blessé, les mots ne vous viennent pas. »

jeudi 2 mai 2019

Parce Que La Nuit


Eté 1967, début et fin d’une vie. Pour la fin, celle de John Coltrane. A Love Supreme sera son testament. Une œuvre qui bousculera tant d’âmes, celle de Patricia en premier, la tienne peut-être, la mienne, une évidence. L’été de la mort de Coltrane fut une ode à la brune, belle et pleine d’épices, à la musique, des références rock au punk et à l’amour, pour un homme son évidence. 1967, un tournant dans cette putain de vie.

« C’était le vendredi 21 juillet, et subitement je me suis heurtée au chagrin d’une époque. John Coltrane, l’homme qui nous adonné A Love Supreme, venait de mourir. Des dizaines de personnes se rassemblaient en face de St. Peter’s Church pour un dernier adieu. Les heures ont passé. Les gens sanglotaient tandis que le cri d’amour d’Albert Ayler réchauffait l’atmosphère. On aurait dit qu’un saint était mort, un saint qui nous avait offert une musique pour guérir l’âme et n’avait pu lui-même être guéri. Parmi tous ces inconnus, j’ai ressenti un immense chagrin pour cet homme que je n’avais pas connu, sinon à travers sa musique. »

Patti Smith, dont sa musique a participé depuis quelques années à ma vie, se livre presque intimement et nous livre un grand roman d’amour et de tristesse, deux sentiments qui vont de pair. Spleen, les mots de Baudelaire sont profondément ancrés dans son âme. Coltrane, Baudelaire, les références, des êtres qui me causent également tant ils sont présents en moi. Elle évoque aussi ses doutes à ses débuts, et d’ailleurs il n’y a de début qu’à cause de l’influence d’un autre poète, dont j’ai aimé me recueillir sur sa tombe, main dans sa main, Jim Morrison, le silence des lieux, son silence, mon silence. « Le silence était complet, à l'exception du bruissement des feuilles d'automne et de la pluie, qui devenait plus drue. Sur la tombe sans inscription s'accumulaient les présents des pèlerins qui m'avaient précédée : fleurs en plastique, mégots de cigarettes, bouteilles de whisky à demi vidées, chapelets cassés et amulettes bizarres. Le graffiti qui veillait sur lui était fait de mots tirés de ses propres chansons, traduits en français : C'est la fin, mon merveilleux ami. This is the end, beautiful friend. »  The End, fin d’une vie au cimetière du Père Lachaise, la tristesse en guise de suite, le retour au silence et à cette putain de vie.