jeudi 28 mai 2020

Café Sarajevo

« Paix du vieil étang.
Une grenouille y plonge.
Un ploc dans l’eau. »

Un livre de Basho dans ma besace, tel un pèlerin, c’est mon pote Nicolas Bouvier qui me l’a conseillé, grand traducteur du poète japonais et tout aussi voyageur, je m’engouffre dans le métro, ligne orange. De Sherbrooke Station, je file je-sais-pas-où, peut-être à McGill là où les filles sont hot et n’ont pas froid aux yeux, même par moins 50°, même en plein cœur de l'hiver, la mini-jupe en poils de castor. Mon regard se porte sur la fille assise juste en face de moi, une japonaise, entre deux haïkus. A moins que ça soit une chinoise ? Comme de bien entendu, elle ne jette pas un regard vers ma direction. La transparence du pauvre type. Je l’appelle, en mon for intérieur, Midori. J’aime bien personnifier les bombes atomiques, japonaises de surcroît, que je croise, on est un écrivain japonais, ou on ne l’est pas. 

« J’évite toujours ce coin du parc plutôt fréquenté par des types qui reviennent de la cueillette des pommes dans les plaines d’Alberta. Ils arborent tous la même barbichette rousse, le même regard clair et irresponsable, et les mêmes ongles sales qu’ils regardent avec un mélange d’étonnement et de fierté. Ce sont pour la plupart des gosses des banlieues cossues de Montréal (Saint-Lambert, Repentigny, Beloeil ou Brossard) qui veulent jouer aux travailleurs migrants avec, dans leur poche, un exemplaire fripé du gros bouquin de Steinbeck. L’année dernière, ils lisaient L’Attrape-Cœur de Salinger tout en rêvant d’une virée de trois jours au centre-ville, et en ayant pris soin de dire à leur mère qu’ils coucheront chez leur cousin. Ils passeront plus tard à Kerouac qu’ils emporteront dans un train de nuit du Canadian Pacific qui va jusqu’à Vancouver, avant de se mettre à Bukowski et à la bière en fût. Le début de la dégringolade. Ce n’est pas la première génération d’éberlués qui traîne dans ce parc – celle d’avant se shootait à Burroughs et à l’héroïne. J’ai même connu l’époque où les garçons lisaient Le Loup des steppes et les filles gardaient toujours dans leur sac un exemplaire du Prophète de Gibran. C’est un parc littéraire où les jeunes gens apprennent à vivre dans les bouquins. »  

lundi 25 mai 2020

Sur les Traces de Basho


Sur les mélancoliques faits d'armes qui ont endeuillé le Moyen Age japonais, c'est encore une fois Basho qui a eu le dernier mot. Passant, sa besace de pèlerin sur l'épaule, par le lieu d'un carnage célèbre, il a écrit :

Natsugusa ya !
Tsuwamono-domo ga
Yume no ato...

L'herbe flétrie d'été
C'est bien tout ce qui reste
Du rêve des guerriers...

On a beau répéter que ces samouraïs étaient aussi des esthètes, des connaisseurs en poterie, des calligraphes accomplis, ou, comme le jeune Atsumori - un Lancelot japonais massacré dans la fleur de l'âge -, qu'ils jouaient de la flûte à vous en retourner le cœur, cela ne change rien à l'affaire. Ces passe-temps relevés qui leur font grand honneur ne doivent pas faire oublier que presque toute l'énergie mentale de l'élite étaient consacrée à l'art d'occire et de mourir dans les formes au service d'un patron. 

Pèlerin, je le suis en m'aventurant sur les traces de Bashô, poète itinérant et errant dans les profondeurs de son pays. Avec comme guide Nicolas Bouvier, j'explore l'âme de ce pays, mon cœur en voie d'explosion. Ce n'est pas une simple virée estivale, un voyage d'un mois de mai avec ses espoirs et ses tristesses, ce voyage au Japon, où les fleurs de cerisiers s'ouvrent comme le sourire d'une jolie femme. Avant de tracer ma voie dans les méandres des temples, au-delà du Mont Fuji, je recompose l'histoire de ce pays. Je revois ses religions, son histoire, sa philosophie, et ses traditions. La folle passion qui m'habite, mon corps immergé dans ce pays devient fébrile et fiévreux, comme la première fois que je me mets à nu dans le onsen que l'on aurait dit perdu en pleine campagne, comme la première fois que l'on met un pied dans une nouvelle gare, comme la première fois que l'on croise le sourire d'une rencontre.

Les premiers mouvements du bouddhisme, les premières persécutions chrétiennes, la première bombe atomique, l'histoire avance au fil des pages de Bouvier entre deux citations de Bashô, son maître indéniable, son guide tant spirituel que littéraire.  Nicolas me donne des cours d'histoire, de géo-politique, de religion. Il a raison, pour comprendre un pays, un peuple, il faut d'abord s'attaquer à son passé, avant de grimper les sentiers errants de la basse campagne.

dimanche 17 mai 2020

RéApprendre à Vivre, into the Wild

"Le regret me semblait une émotion familière. Mon esprit tâtonnait autour, comme si la lumière avait été éteinte dans une pièce connue où je finissais par trébucher sur la douleur du décès de ma mère. Je me rappelais avec mélancolie qu'elle était partie depuis presque un an. Mais même cette peine n'était pas aussi profonde que la tristesse qu'éveillait en moi la splendeur de la nuit.
- Quelle belle, belle, belle nuit, ai-je dit à Eva.
[...]
- C'est comme de la musique, ai-je dit. Une belle musique. Water Music. Une musique sur l'eau par une belle nuit."

Into the wild. Vivre non pas à l'état sauvage, mais au cœur d'une nature luxuriante du Nord de la Californie. La première ville est à plus d'une heure de route déglinguée par un pick-up rouillé. Alors si les filles rêvent de cours de danse pour l'une et d'université pour l'autre, ce ne sont que de vagues hypothèses pour le moment. Quelques coupures d'électricité au début, rien de bien anormal. Rien de bien gênant, elle lit ses encyclopédies à la chandelle, elle danse au tic-tac du métronome. Et puis un jour l'électricité n'est plus revenue. Comme le téléphone. Comme les voisins. Seules.

vendredi 15 mai 2020

les Diggers de San Francisco

Mon histoire commence dans les rues de Brooklyn avec le jeune Kenny Wisdom, tout juste seize ans. Les sixties sonnées, je découvre ce Ringolevio, un jeu grandeur nature qui donnera le titre à la version autobiographique de sa vie, - aparté dans le confessionnal : je n'ai pas tout compris aux règles, mais peu importe, au bout de quelques pages, il n'en sera guère question, si ce n'est que le jeune Kenny fera son apprentissage dans les rues de Harlem. Ce jeu changea sa vie ; alors pendant qu'un de ses copains se faisait descendre par un flic dépassé lui aussi par les règles, Kenny fit sa première grande expérience, shoot d'héroïne. Je me suis dit, intérieurement, que je vais avoir un livre sur les drogués, chouette j'adore ces zombies, sauf qu'au bout de quelques pages, et quelques mois de tôle, le jeune Kenny sortira de son addiction. Il découvrira le vol de haut vol, cambriolant les belles demeures de ses camarades bourgeois, une intelligence hors norme au service du délit. Délice, un roman de gangsters et de délinquance de rues, ça me changera des histoires à l'eau de rose un peu trop fleur bleue que j'ai l'habitude de lire. Au temps pour moi, pour les effractions cela tourne court, long courrier, je m'envole avec Kenny vers d'autres horizons de l'autre côté de l'Atlantique. Kenny a l'intelligence de fuir avant de replonger dans les sombres cellules de bas quartier.



« Au bout d'une heure, Kenny était en pleine vape. Les objets inanimés et les pensées fugaces se confondaient et se libéraient, et tourbillonnaient en cataractes d'apparences. Des souvenirs surgis du passé explosaient en gerbes kaléidoscopiques de spirochètes lumineux, dansaient en une cascade chaotique, nostalgique et hors du temps, comme les pensées d'un homme qui se noie. Tout se déplaçait à la vitesse de la lumière, avec le soleil d'hier luisant dans une direction et celui de demain dans une autre. Le passé et l'avenir devenaient le présent. Il voyait une lueur, scintiller au plus profond de son être, et il comprit immédiatement que s'il cédait à l’angoisse ou à la panique, il raterait l'éblouissement de sa propre mort qui faisait partie de sa vie. Il s'envola, se plaça sur orbite et au moment où il craignait d'y rester toujours et pensait que ça suffisait comme ça, tout se termina et il commença à redescendre. Il avait mal dans les riens.

Après l'orage psychédélique, les pensées de Kenny se calmèrent. Il savait que la plupart des gens étaient mal dans leur peau parce qu'ils craignaient ce qu'ils étaient. Il comprenait qu'il aurait beau chercher à savoir s'il serait le héros ou la victime de sa propre vie, jamais il ne pourrit découvrir son destin. » 

jeudi 7 mai 2020

Saint Patrick


C’est le jour de la Saint Patrick – jour qui se prolonge nuit après nuit dans mon univers parallèle. Et quand on s’appelle McCarthy, un nom qui donne l’origine de son sang et de sa soif au peuple irlandais, on s’engouffre forcément dans un pub McCarthy pour y venir la célébrer dans la bienveillance d’une lumière tamisée de quelques néons, un toucan se reflétant dans le miroir en face du comptoir. Tu commandes une pinte de Guinness. Le barman prend son temps pour venir prendre ta commande. Il commence à la tirer, puis une pause s’impose, faire reposer les bulles, essuyer quelques verres, regarder autour de soi, te regarder, même te causer. Il se trouve que je ne suis pas du genre à causer. Alors j’attends, j’en commande même une seconde tout de suite, histoire d’éviter la panne sèche du gosier entre deux pintes. Le barman continue sa tâche, il tire la suite de ma pinte, écrête le surplus de mousse, mousse onctueuse et soyeuse, un nuage immaculé dans un verre qui donne envie de s’y plonger.  

« Une fois tirée la moitié de ma pinte de Guinness, le patron la laisse reposer trois minutes, comme le veut la tradition séculaire. Ça permet à la bière de se clarifier. Et au barman de demander qui on est, d’où on vient, et pourquoi on se trouve là. Les autres clients écoutent en hochant la tête. Ensuite il finit de tirer la pinte, lisse la mousse avec la lame d’un couteau tout jauni, et attend qu’on trempe les lèvres dans le breuvage. »

samedi 2 mai 2020

On dirait le Sud

Un endroit où aller... une promesse dans cette collection d'Actes Sud. On dirait le Sud, avec ses odeurs, ses parfums, sa chaleur et sa moiteur. On dirait le Sud, Le temps dure longtemps, Et la vie sûrement Plus d'un million d'années, Et toujours en été. On dirait le Sud et ses silences en ce début d'après-midi où seuls quelques vieux n'ont pas bougés de leur chaise en fer forgé sur la place centrale, comme momifiés par la sécheresse de l'air andalou. Un soleil hurle sur les plaines brûlées par tant de lumière. Lunettes de soleil, verres teintées de noir de jais, direction l'Andalousie, d'une côte à l'autre, d'un océan à une mer, de Gijon aux marais salants d'Isla Cristina, Santa Cristina et sa San Miguel, le vent me dévie vers Almeria. Refrains d'enfance.

En trois lieux, l'auteur me plonge dans ses souvenirs avec ses touches de nostalgie, ses brins de mélancolie et ses découvertes liées à l'adolescence. La Plaza Del Sordo, le Lycée Noir, la Calle Noya. Des essences pour chacun de ces paysages, comme un subtil mélange de parfum d'orange et de fleurs de jasmin, l'amour est au détour d'une crique, la zarzuela mijote dans la cuisine de grand-mère qui ne veut surtout pas qu'on l'appelle abuela ni même abuelita.

« le temps de procéder à quelques manipulations mystérieuses, agitant ses moulins à condiments au-dessus d'un grand plat en céramique, Mme Issambra venait poser sur la table une zarzuela encore fumante. A droite on trouvait des olives noires arrosées d'huile, à gauche une large marmite de blé doré et, tout à l'extrémité de la nappe, ce gâteau praliné qui n'existait nulle part ailleurs, dans aucune pâtisserie de la ville, sorte d'antiquité gourmande, couverte de crème d'amande et d'un mince filet de sucre noir, dont le nom m'échappe obstinément depuis que je ne vis plus en Espagne. »