mercredi 14 mars 2018

Bruce dans le Bush



« Tous les grands maîtres ont enseignés que l'homme était à l'origine, un "vagabond dans le désert brûlant et désolé de ce monde" - ce sont là les mots du Grand Inquisiteur Dostoïevski - et que, pour retrouver son humanité, il devait se débarrasser de ses attaches et se mettre en route.
Mes deux derniers carnets étaient pleins de notes prises en Afrique du Sud où j'avais observé, de visu, des preuves indiscutables sur l'origine de notre espèce. Ce que j'avais appris là-bas - avec ce que je savais maintenant des itinéraires chantés des aborigènes - semblait confirmer l'hypothèse que j'avais caressé depuis si longtemps : la sélection naturelle nous a conçus tout entier - de la structure des cellules de notre cerveau à celle de notre gros orteil - pour une existence coupée de voyages saisonniers à pied dans des terrains épineux écrasés de soleil ou dans le désert. »


Manger de la poussière, poussière du bush, je prends la piste. Un tour de chant, des champs déserts, je piste le kangourou comme d’autres aventuriers pistent les bouges malfamés. J’ai vite compris que dans un tel lieu où le soleil cogne si fort à travers mon chapeau australien, en digne héritier de Crocodile Dundee, il y a un point qu’il ne faut pas perdre de vue, la piste qui te mène aux bières fraîches.

Oui, bien que je traverse
La vallée de l’ombre de la mort
Je ne crains pas le mal
Car moi, Bruce, je suis
Le plus méchant con de toute la vallée.

Bruce tout puissant, il m’avait accompagné en terre patagonne il y a quelques années à travers de vieux ossements de dinosaures. Bruce Chatwin, je le retrouve en terre australe sur le chant des pistes. Il n’a pas de cartes routières, pas de route tracée. Il avance les yeux fermés, les oreilles ouvertes. Il écoute, le vent des pistes, le hurlement des chiens sauvages, le chant des âmes. Une légende, celle des aborigènes, et la fin de ce peuple qui ne connait pas de route pour tracer leurs chemins. 

« Il but son vin à petites gorgées. Nous restâmes assis en silence pendant une minute ou deux, puis il dit rêveusement : "Oui, c'est un délicieux endroit pour se perdre. Se perdre en Australie vous donne un délicieux sentiment de sécurité." »

Cartographier ainsi le passé d’une région et d’un peuple n’est pas facile, pourtant il suffit d’être à l’écoute, de respecter le silence des lieux et des autres et de se sentir porter par ce silence, ces chants à peine audible que le vent fait vibrer à travers les dédales du bush australien. Des voix qui viennent d’ailleurs, de nulle-part ou d’outre-tombe, résonnent en moi sur la piste. Elles me guident à travers les eucalyptus et les pierres – un type chauve me crie que mon lit est en train de brûler, il est minuit ô il me fout les jetons ce grand chauve veine saillante sur les tempes, mon cœur est mort – de l’outback. Elles me transpercent de leurs mélodies, les yeux fermés, j’avance, je les suis, jusqu’au prochain bar, jusqu’à la prochaine rencontre, celle de deux hommes du bush devant leurs verres de bière. Bruce, ce soir, je bois avec toi, je regarderai le ciel, sa lune bleue et ses étoiles de poussières, j’écouterai le silence de la musique du bush.

« Dans un exemplaire de Tristram Shandy de Sterne en livre de poche acheté chez un bouquiniste d’Alice Springs, j’ai trouvé cette note griffonnée sur la page de garde : « Un des rares moments de bonheur qu’un homme connaît en Australie est le moment où il rencontre les yeux d’un autre homme devant deux verres de bière. »

Merci.

« Le chant des pistes », Bruce Chatwin.



8 commentaires:

  1. Me souviens bien du rock des eighties chez les Aussies, INXS, Men at Work, et le grand Peter aux longs bras et son Midnight Oil.
    "Dreamed a South Pacific dream
    Of No or never land"

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    1. Je connais pas Men at Work... Tu m'intrigues, là...
      Je trouve que le grand Peter vieillit bien, avec son groupe ou pendant son interlude politique.

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  2. Je bois mon café encore endormie et je lis ton billet :
    un homme face au désert, au(x) silence(s) à lui même en somme ... Ça fait peur et en même temps je l'envie !

    Crois tu qu' il trouve une biére Bush fraîche dans ce plein trop vide, ou ce vide trop plein ?

    Petite question : "Bouges malfamés" c' est quoi ? ^^


    Je retourne à mon café ;-)

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    1. Ça fait peur les silences...

      Un bouge malfamé est un endroit où se retrouve les bisons solitaires et silencieux pour boire leur bière en silence le regard perdu dans son bouquin.

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  3. Con Cerveza no hay tristeza dirait un Bushman latino ( chais pas si ça existe cela-dit .... ;-)

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    1. Peu importe la couleur du Bushman du moment qu'il trouve sa bière.

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  4. Partir sur un nowhere, pas de cartes, pas de route, y’a rien de mieux. Si en plus s’ajoute à ça le silence des lieux, je suis une femme comblée. Pour flairer la piste menant aux p’tites frettes, je compte sur toi. Le Westfalia tiendrait bien la route dans la poussière du Bush... 

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    1. le silence bercé par le chant imaginé des aborigènes et le souffle du vent. Tu entends cette divine musique qui fredonne d'une bouteille de binouze fraîchement décapsulée ?

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