mercredi 24 juillet 2024

Je me noie


  Je me noie. Je suis en train de me noyer. D’habitude, l’homme s’agite dans l’eau, essaie de faire des signes à sa femme restée sur le bord de l’eau. Mais en ai-je réellement envie, au fond de moi. Je bascule au fond de l’eau, les flots me ramènent à la surface, je replonge dans les tréfonds. Une crampe à la jambe droite, pas la gauche, non, juste la droite et je me noie.

  Et pendant que je plonge une nouvelle fois, mon regard intérieur plonge dans mon âme sous l’eau. Je repense à cette fois-ci où j’ai failli me noyer, déjà, une nuit de 1986, lorsque enfant, j'ai essayé de repêcher 11 briques de lait UHT dans le port de Dieppe. Je me demande encore pourquoi je ne me suis pas noyé cette nuit-là, cela aura facilité bien des choses. Oui, si seulement je m’étais noyé en 1986…

  « Mes poumons seront bientôt remplis de l’eau du lac. Entre ce moment et ma mort, il y aura certainement quelques secondes, ou une seconde seulement. Je produirai un dernier mouvement involontaire, j’imagine. Comme une cornemuse qu’un sonneur vient de poser sur une table se vide de son air en s’affaissant et agite bourdons et chalumeau dans une dernière imploration, je produirai un dernier mouvement et ce mouvement continuera sans moi. Je l’aurai initié de mon vivant et il perdurera dans ma mort tout comme une palombe criblée de plombs reste dans le ciel le temps de sa chute. » 

  Je me noie, même pas dans un lac. Non, je me noie dans le contre réservoir de Grosbois, près de Dijon. Même ma noyade, je la rate donc. Dans un lac artificiel, j’avoue, cela aurait été plus classe, surtout en Bourgogne. Là, c’est juste un contre réservoir, mais ne me demande pas ce qu’est un contre réservoir…   

  Je me noie Peggy, mes dernières pensées restent pour toi, le soir où j’ai vu ton premier sourire, la nuit où j’ai failli danser avec toi, la lumière tamisée sur tes jambes caramélisées que malicieux j'ai écartées. Ce sont surtout mes yeux qui ont dansé sur les courbes de ton corps. Maintenant, je me noie et je te regarde allongée, toujours aussi belle que dans mes souvenirs.

  « Sa bière claqua sur le dessus de verre de la table basse. Tu as vécu un enfer, non ? Je ne crois pas t’avoir vu danser. Moi c’est Peggy. »

  Je me noie dans les échecs de ma vie. Je me noie dans une certaine honte, dans un slip de bain Go Sport trop serré. Si seulement j’avais plongé nu dans le contre réservoir à la pleine lune, une lune bleue, un air de blue moon descendant des étoiles, cela aurait évité au gendarme qui m’aurait repêché de rigoler… Non, même côté vestimentaire, j’ai raté ma noyade.

  Je me noie et pourtant je reste lucide sur ce que je suis. 

« Requin », Bertrand Belin.
 

 

4 commentaires:

  1. ça me rappelle la fin de Martin Eden (un sommet de beauté, de puissance... tu l'as lu n'est-ce pas ?).
    Tu as l'honneur de ma première visite bloguesque.
    J'ai BEAUCOUP de mal à atterrir.

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    1. Flatté de cet honneur, je suis.
      Honteux, aussi, je suis car non je n'ai pas lu Martin Eden...

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    2. La chance !
      Martin Eden, un des plus beaux livres du monde.
      Attends, tu vas voir, tu ne vas pouvoir résister plus longtemps :
      « Sans boussole, sans rames, sans port à l'horizon, il se laissait aller à la dérive, sans lutter davantage, puisque lutter c'est vivre et que vivre c'est souffrir. » (Martin Eden, chap. XXXX).

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    3. Très jolie citation effectivement. Ca donne envie...

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