jeudi 31 décembre 2020

L’été 67

« Bondrée est un territoire où les ombres résistent aux lumières les plus crues, une enclave dont l’abondante végétation conserve le souvenir des forêts intouchées qui couvraient le continent nord-américain il y a de cela trois ou quatre siècles. Son nom provient d’une déformation de « boundary », frontière. Aucune ligne de démarcation, pourtant, ne signale l’appartenance de ce lieu à un pays autre que celui des forêts tempérées s’étalant du Maine, aux États-Unis, jusqu’au sud-est de la Beauce, au Québec. Boundary est une terre apatride, un no man’s land englobant un lac, Boundary Pond, et une montagne que les chasseurs ont rebaptisée Moose Trap, le Piège de l’orignal, après avoir constaté que les orignaux s’aventurant sur la rive ouest du lac étaient vite piégés au flanc de cette masse de roc escarpée avalant avec la même indifférence les soleils couchants. »

C’était un été, celui ou Lucy se promenait dans le ciel avec des diamants en guise d’étoiles. C’était à Boundary, un no man’s land perdu entre la frontière du Maine et celle du Québec. Un lac, des cabanes en bois, une chaleur moite, et l’insouciance de l’époque. Tout le monde se connait, vient ici pour quelques semaines de vacances, ou trapper le castor. Des provisions de sirop d’érable, de bières et de whisky pour tenir le choc, celui d’un retour à la nature, celui qu’on ne souhaite jamais vivre. C’était l’été 67 et je sifflote un air de Procol Harum en descendant vers le lac de Bondrée.

Avec des senteurs de pin et d’érables, j’écoute le chant des grenouilles qui croassent aux abords d’un lac. Croa-Croa me susurrent-elles, rien d’érotique dans leurs mots, plutôt genre fais gaffe toé avec tes gros sabots poussiéreux à ne pas m’écraser les cuisses. Alors je pourrais me croire dans un petit coin de paradis, quelques crisses par ci, quelques câlisses par là, histoire de me rappeler que je suis du bon côté de la frontière, et pourtant… oui parce qu’il y a un pourtant à tout image d’Épinal même collée au sirop d’érable, une petite fille vient d’être retrouvé, aux abords d’une clairière, morte, sauvagement mutilée. Une bête sauvage ? ou un monstre humain. Un piège à ours rouillé à ses pieds -ou du moins dans sa jambe déchiquetée. Faut-il poser des pièges à bête humaine pour survivre dans cette contrée ?

« Quand il tenait encore sur ses jambes, elle lui servait un whisky, un Bulleit ou un Wild Turkey, des whiskys rugueux, comme il les aimait, et ils s’assoyaient au salon, où il se plongeait dans un ouvrage de sciences naturelles ou s’abrutissait devant la télé pendant que Dorothy dévorait le dernier Patricia Highsmith ou s’adonnait à son plus récent passe-temps, dessin, yoga, casse-tête ou jeux de logique. Certains soirs, il lui racontait sa journée, comment il avait dû témoigner au procès d’un adolescent qui avait tenté d’étrangler l’ordure qui battait sa mère, comment il avait prêté main-forte à des collègues pour encercler une jument apeurée par un feu de broussailles. D’autres soirs, il ne disait rien, ou presque, Dorothy comprenait qu’il avait vu ce que personne ne désire voir, qu’il pataugeait dans cette boue qui finirait par l’engloutir, de la boue mouvante, comme savent si bien en créer les hommes. »

Un flic lessivé par la vie, par la poussière et par les horreurs de son taf… Faut-il le rappeler… Lorsqu’on voit le corps d’une gamine… Puis une seconde, aux abords d’un même coin. Là, on ne parle plus accident d’un vieux piège laissé à l’abandon, mais bien d’un second meurtre. Toujours aussi sauvages, les hommes perdus dans cette luxuriante forêt aux odeurs de pins et de champignons. C’est là que j’entre en scène, dans un polar nature-writing, car tout aussi prenant soit l’histoire, celle-ci, sombre et sans guère d’espoir, est servie par une magnifique plume, aussi belle que celle d’un lagopède à queue blanche, aussi envoûtante qu’un slow de Procol Harum, qu’une mélodie inspirée par J.S. Bach. Je tourne les pages, pour l’ambiance sublimante de ces mots aux détours d’un coin de forêt perdue dans un no man’s land, aux abords d’un lac, à Bondrée, un été 1967, l’été où de jeunes filles insouciantes sifflotent A Whiter Shade of Pale en faisant voler leur mini-mini jupes en poil de castor.   

Croa-Croa* 

C’est quand que la neige viendra lessiver tous les mauvais esprits de cette contrée et que les aurores boréales illumineront les âmes perdues dans le ciel ?

« Bondrée », Andrée A. Michaud.

* Croa-Croa veut dire merci en langage de batraciens des marais.




12 commentaires:

  1. Et dire que je ne l'ai pas encore lu...

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    1. Tu devrais vite réparer ce méfait. Plus que la trame policière, l'écriture est magnifique. Croa-croa.

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  2. Il semble qu'il fasse bon vivre à Bondrée, et qu'il fasse mauvais mourir. Et c'est vrai que quoi qu'on ait fait en été 67 on l'a fait en fredonnant "When we called dout for another drink (Procol Harum ne précise pas Anosteké) the waiter brought a tray". Bonne fin d'année l'ami.

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    1. Bon début d'année, l'ami. Plus que fredonner, sûr que tu y ais jouer de la gratte sur cet air...

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  3. Ton billet rend parfaitement hommage à ce très beau texte ! Je te conseille également Rivière tremblante, qui permet de retrouver la plume riche et sensible d'Andrée Michaud.
    Et belles fêtes de fin d'année..

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    1. En tout cas, ça donne envie de poursuivre l'aventure tant l'écriture d'Andrée Michaud est belle et envoûtante.

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  4. C'est beau comme tu écris toi aussi.

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    1. Toe, tu as fini la bouteille de Gewurtzraminer du réveillon !

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  5. Tiens, dire que je n'ai toujours pas lu cette auteure alors que...
    Dire que je m'approvisionne dans ce no man's land en poils de castor pour mes minis..... :D

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    1. Hostie... c'est là-bas que tu plantes ta tante, que tu prends ton kayak et que tu pars trapper le castor et tu prends même pas ce bouquin avec toi... Pourtant la plume est magnifique, et les lagopèdes à queue blanche volent bas, à l'écoute du chant des grenouilles ou d'un air siffloté par de filles de McGill venues retirés leur minis en poil de castor...

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  6. Année 67, presqu'une année érotique - il s'en est fallut de peu - où les filles de McGill qui n'ont pas froid aux yeux se déhanchent fièrement avec leur mini :D
    Oui, je suis démasquée sur mon lieu de ravitaillement et d'hibernation :D Fuck le blizzard et vive le poil de castor. D'ailleurs ça me rappelle une chanson de Charlebois.......
    Je viens de commander ce livre ainsi que "Tempêtes". En plein coeur du blizzard, il saura te plaire celui-là...

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