vendredi 18 juin 2021

Chambre Avec Vue... sur la Baie

Le jour qui se levait vint repousser d'un mince filet jaune la ligne d'horizon courant bas sur la ville lorsque le troupeau de prisonniers, presque cinq cents au total, franchit sous bonne garde les portes d'accès à la prison pour être dirigé vers le parc de stationnement. Les y attendait une flotte d'autocars aux fenêtre barrées, des autocars pie dont le poste de chauffeur se trouvait séparé des sièges passagers par un solide grillage. L'air était lourd des émanations âcres des moteurs diesel et de la puanteur de choux en train de pourrir. Les prisonniers dépenaillés, pour la plupart des Noirs et des Chicanos, s'alignaient en colonne par deux, enchaînés six par six, regroupés devant leurs autocars respectifs ; on aurait dit un grouillement de mille-pattes humains. Les adjoints du shérif, en uniforme impeccable aux plis rasoir, étaient omniprésents. A chaque autocar se trouvaient affectés trois adjoints, tandis que le reste de la troupe se tenait en retrait, le gros Magnum Python 357 pendu à bout de bras.
 

 
 
Des hommes, des noirs et des hispanos, combinaisons oranges, le regard vague, le sourire narquois se retrouvent, là, enchaînés dans la poussière. Et parmi eux, Ron, le beau Ron, le jeune Ron, sa première incarcération à San Quentin. Assis sur les docks, la brume qui s'élève et masque encore le soleil, pour quelques minutes. Quelques secondes encore où je respire une dernière fois, cet air frais et pur s'élevant de la baie de San Francisco. L'endroit est si beau, si lumineux, si silencieux au milieu des vagues qui s'échouent contre la roche blanche, entre écume et calcaire. Si magnifique, et si cruel d'avoir créer une prison, la plus grande, la plus renommée après la mythique et cinématographique Alcatraz, juste en face, fermée quelques années avant avec son dernier évadé. Les autorités avaient le choix, Folsom ou San Quentin. Me voilà donc sous le soleil de Californie et le ciel gris, comme ses murs.
 

Mais revenons à Ron, ce gamin. Pas sûr que sa belle gueule d'ange va lui servir à grand chose, mais par contre, son cul nul doute qu'il va intéresser du monde. Et pas qu'un peu. Tout le monde se voit déjà y fourrer sa bite dedans, noir ou blanc, s'il y a bien un domaine où le racisme s'efface temporairement, c'est bien dans la sodomie. Et ce n'est ni son parfum Orange Blossom Special ni ses gardiens, qui vont détourner du regard cette horde de bêtes, des animaux nettement plus sauvages qu'une horde de bisons dans un pré d'herbes à vodka, devant la fragilité d'une belle proie isolée.
 
Lorsque vous m'avez envoyé en prison, elle me faisait peur. Mais je ne m'attendais pas à ce que la prison me change... en bien comme en mal. Mais après une année d'incarcération, j'ai changé, et j'ai changé en mal... tout au moins selon les critères de la société. Essayer de faire de quelqu'un un être humain décent et honnête en l'envoyant en prison, c'est comme essayer de changer un homme en musulman en l'expédiant dans un monastère trappiste. Il y a un an, l'idée de faire mal physiquement à quelqu'un, l'idée de blesser quelqu'un gravement, m'était abominable - mais après un an passé dans un monde où il n'est jamais dit qu'il soit mal de tuer, un monde régi par la loi de la jungle, je me trouve aujourd'hui à même envisager de commettre un acte de violence avec sérénité...
 
La première sensation qui me prend est cette puanteur qui se mélange à la poussière. Elle te reste en travers de la gorge, elle t'enveloppe comme un air de Johnny Cash, elle te sature en haine et en sueur. La haine de l'autre, la haine de la société, la haine du gardien, du noir ou de ce couloir qui t'amène vers ta minuscule chambre avec vue... sur la baie. Earl, à ses côtés, comme un ange gardien, un protecteur de tous ces détraqués. Earl qui lit Dostoïevski et Céline, Hesse et Camus. Du beau monde dans les livres, seule échappatoire qui se distille à travers les barreaux comme un rayon de lune, ou l'ampoule de la coursive jamais éteinte. Il y a du courage, il y a du déchaînement, mais il n'y a plus aucun espoir. Une fois pénétré l'antre de ces lieux, l'usine pénitentiaire ne fabrique plus que des bêtes sanguinaires assoiffées de vengeance par la poussière de la misère humaine.

Mais ce qui me frappe est surtout l'immersion dans cet univers, la plongée en apnée que l'auteur me propose, la véracité des faits, de l'ambiance. Je suis à San Quentin, je ne sais pas quand je vais ressortir, ni même si' j'en ressortirai un jour. Innocent un jour, je deviens une bête le lendemain, lorsque l'avenir n'est représenté plus que par une lame de couteau. Il faut dire que Edward Bunker connaît bien les lieux, incarcéré pour la première fois à San Quentin à l'âge de 17 ans, faisant de lui, le plus jeune détenu. Il a tout de même réussi en s'en échapper par deux fois, survivant à cet enfer au sein de la fraternité aryenne. Du vécu dans ce bouquin. 
 
... Ce que j'essaie de dire, c'est simplement que le fait de me renvoyer derrière les barreaux ne va rien changer. La prison est une usine qui fabrique des animaux humains. Il y a toutes les chances pour que ce qui sortirai d'une prison soit pire que ce qu'on y aura envoyé.
 
"La Bête contre les Murs", Edward Bunker.
Traduction : Freddy Michalsky. 
 

Sitting on the dock of the bay, 
je sifflote ma joie de vivre, mon bourbon, 
et l'une de mes premières incarcérations, 
à San Quentin, Californie. 
C'était avec Steve Buscemi devant et derrière la caméra, 
Edward Furlong et Willem Dafoe, 
Mickey Rourke en fol du désert.         
 

 

2 commentaires:

  1. Grande admiration pour ce Edward Bunker, d’avoir réussi à survivre, à s’échapper, d’avoir eu le courage de la fuite dans ce lieu à haute surveillance.
    Petite histoire, d'intérêt ou non, un jour avec les garçons je suis allée à Alcatraz, les murs ont une histoire à raconter, on entend les cris à travers ces parois depuis longtemps vides de toutes présences. Dans ce lieu je me suis recueillie, en mémoire de tous ceux qui ont trop souvent payé injustement. Pour les traitements infligés aussi, l'enfer sur terre. 3 s’en sont échappés. Nous avons rencontré l’un d’eux qui y était, avec son autobiographie, un traqueur de banque.
    Du vécu dans ce livre. Comme dans le tien, à n’en pas douter. Une histoire forte, forcément très touchante :-*

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    1. Tabarnak, tu as rencontré Clint Eastwood ! :-)))
      Ca doit être impressionnant, ces cris à travers les murs, ces esprits qui restent des pierres et de poussière... Un grand moment, certainement...

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