lundi 20 mai 2019

La Mérica


L'heure de la retraite a sonné. Une corne de brume qui s'élève dans le brouillard, Le halo d'un phare au loin qui s'évapore dans ce flou obscur d'une fin de journée. Seul, il reste. Le dernier "prisonnier" s'en est allé. Il a toujours vécu là ou presque, tel un gardien de phare, un gardien de prison ou un gardien du temps avec le pouvoir d’antan de laisser pénétrer les gens sur le territoire de l'Amérique. La Mérica. Dans le temps, ils avaient tous ce mot à la bouche, le regard triste et perdu, leurs souffrances se lisaient sur les rides de ces passagers qui ont vécu l'enfer pour s'arrimer jusqu'à cette île, synonyme d'espoir ou de rejet. Lui, c'est le dernier gardien d'Ellis Island.

God Bless America. 
« Tous les mondes se croisent et America est le seul mot qu'ils possèdent en commun. »

Pris d'un grand élan mélancolique, il revient sur ses longues années passées à diriger cette île, en dehors des frontières. Les bateaux accostent, des pouilleux descendent sur le quai, un long couloir, des escaliers interminables, minables photos de la misère humaine. Une odeur de pisse, de sueur âcre, de pestiférés qui se mélange au parfum iodé de la brume au-dessus des flots grisâtres se déchiquetant sur le ponton. L'ampoule du lampadaire a grillé - tiens il faudrait la changer -, la nuit se fait et se tait, le silence prend possession des lieux et l'enveloppe de toute sa splendeur. Il repense à sa femme Liz, enterrée là juste derrière, à Nella cette rencontre qui le bouleversa à jamais, à tous ces gens venus croire en lui, lui demander de l'aide - son aval pour franchir les portes du paradis. Et renaître. 


« Et je n'avais rien trouvé de mieux que de la forcer, le sexe dressé et le souffle court. Son frère s'était défenestré et elle m'avait maudit. C'est avec ça que je devais vivre désormais. »



J'aime quand un auteur m'embarque à partir d'un fait marqué du sceau de l'Histoire vers des lieux hantés de son imagination propre. Bien sûr, tout est inventé ou presque. Bien sûr tout est réel ou presque. Gaëlle Josse m'a débarqué sur cette île que je ne verrais jamais, mais où j'y suis maintenant et encore pour longtemps. Elle a su m'apporter de sa plume et son imagination cette passerelle qui franchit les barrières de la fiction pour la rendre presque palpable, comme cette atmosphère miséreuse qui entoure les pieds de la statue à la robe vert-de-gris. Un excellent moment littéraire, à la fois sobre et poignant, un homme brisé, par le deuil, par la culpabilité et la dureté de sa tâche, par la solitude...
 

Il y a des romans que je peux avoir du mal à lâcher, et qui peuvent rester ancrés en moi pendant longtemps. Je trouve que celui-là sied parfaitement à ces deux caractéristiques. 

« Le temps d'aujourd'hui, interminable, n'a plus d'importance pour moi. Je me lève, je travaille, je me couche et je combats des souvenirs contre lesquels je tente de construire des murailles. Je n'y parviens guère, mais tout cela prendra fin un jour ou l'autre. »

Merci.

« Le Dernier Gardien d'Ellis Island », Gaëlle Josse

15 commentaires:

  1. Lu le livre et apprécié. Lu ton billet et apprécié.

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  2. Très beau billet ; je subodorais que le héros te plairait...

    Du coup, tu l'avais déjà ??! ;-)
    (ça t'aura donc incité à sauter le pas :D)

    J'ai RV avec Muse... le 5 juillet prochain au Stade de France !!

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    1. Je l'avais déjà... depuis des années. Ce fut l'occasion d'accélérer cette belle rencontre avec une auteure qui m'attends encore sur d'autres de ses ouvrages...

      Muse... au SDF, ça va en jeter dans les tympans !

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  3. Cette île me fascine étrangement...
    Chaque fois qu'un proche va à New York je demande : et vous êtes allés à Ellis Island ?
    La réponse, toujours : NON.
    Trop morbide peut être...
    Et justement hier je revoyais The immigrant de James Geay...
    Puisque tu l'as en double, tu peux m'en envoyer un ?

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    1. Si tu veux... Je cherchais quelqu'un qui accepterait ce livre...

      J'aime beaucoup James Gray, mais The Immigrant moins...

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  4. Oh merci. Je t'envoie mon adresse par mail.

    C'est aussi celui qui j'aime le moins.

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  5. Au jour d’aujourd’hui, on débarque sur Ellis Island après une calme traversée d’à peine 10 minutes en partance de la statue vert-de-gris... On accoste. On longe le quai pour entrer dans le bâtiment. À l’intérieur, on voit ce qu’il reste des longues files d’attente et les murs ont encore des échos de voix en souffrance qui nous font ressentir toute la douleur qu’y s’y est vécue...
    Tant d’âmes humaines y ont souffert. Ils avaient cru au paradis, à un avenir meilleur.
    Au moment du départ, on ne parle plus. On est sans voix, une boule dans la gorge. Des moments que je n’oublierai jamais. Jamais.
    J'avais envie d'hurler.

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  6. Un Bison inspiré par ce livre inspirant...

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  7. Vive la poste !
    Merci mille fois.
    Dès que j'ai lu, je reviens te dire :-)

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  8. C'est très beau et très triste.
    Assez pathétique ce gardien figé souvent dans ses certitudes de fonctionnaire. Mais d'une solitude qui fait mal.
    Son attitude envers Nella m'a horrifiée. Je pense quelle se laisse faire dans l'espoir d'un traitement de faveur...
    "Qu'est donc la totalité de notre existence sinon le bruit d'un amour effroyable ?"
    Je ne connaissais pas ces 29 questions lamentables. Et je suis allée voir les photos de A.F. Shermann... toute la misère du monde aux regards dignes et épouvantés, souvent mise en scène dans des costumes folkloriques.
    L'écriture est somptueuse et le ton désespéré. Mais c'est beau.
    Merci.

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    1. Je ne lis jamais de trucs gais. C'est pas mon truc, comme les comédies au cinéma.

      L'histoire est triste, la fin désespérée, mais l'écriture reste belle...

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