jeudi 11 juillet 2019

Dans l’antre de la baleine

Le soleil s’est couché, la pluie redouble, dédouble même les ombres, vision troublée par le brouillard qui commence à envelopper la solitude du quai, bittes d'amarrage laissées à l'abandon nocturne. J’erre, la démarche volontaire, dans la pénombre d’un bord d’océan, New Bedford, Massachussetts, prêt à embarquer, un livre de poche dans la poche de ma vareuse. Au ciel, des étoiles qui scintillent avec parcimonie entre les nuages venus fendre l’éclat de la nuit. Dans ma tête, les étoiles d’un rêve que je pensais inaccessible, le mythique Cap Horn. Embarquer sur un baleinier.

Je navigue dans les ruelles, à la recherche d’une étincelle, la lumière qui ouvrirait ma voie, celle de la taverne, senteur de poussière, ivresse du grand large. Là-bas, on doit y boire, de quoi finir ma nuit ou ma vie. Surtout la possibilité de rencontrer des capitaines qui seraient susceptibles de m’accueillir à leur bord, la chasse à la baleine est dans le move en ce siècle. L’hôtel de la baleine, un nom prédestiné, besoin de m’allonger, trouver un lit, un banc, une moleskine avant de me retrouver l’œil hagard sur le pont d’un navire à gerber les entrailles de ma putain de vie. J’entre, pénètre l’antre de la baleine, tel Jonas dans sa splendeur littéraire.

« A l’intérieur sur des rayons crasseux disposés tout autour, s’alignent de vieilles carafes, des bouteilles, des flacons ; et dans cette gueule engloutisseuse à l’instar d’un nouveau Jonas (et c’est d’ailleurs ainsi qu’on le nomme) s’active un petit vieillard ratatiné qui, moyennant finances, vend cher aux marins les ivresses et la mort.
C’est dans des récipients frauduleux qu’il verse son poison. Sous l’apparence extérieure de cylindres corrects, ces traitres gobelets d’épais verres à bouteilles se rétrécissent par le bas en un fond trompeur. Des circonférences parallèles grossièrement tracées en relief dans le verre même encerclent ces gobelets pour voleurs de grands chemins. Faites remplir jusqu’à telle marque, et vous ne payez que deux sous ; jusqu’à tel autre, c’est deux sous de plus, et ainsi de suite jusqu’au verre complet – la mesure du Cap Horn – qu’on peut s’envoyer pour un shilling. »

Une chambre ? Ah ça va pas être possible, à cette heure-ci, tout est complet. Il y a bien un banc, mais les échardes et le froid glaçant qui glisse sous la fenêtre… Ah si, vous pouvez partager le lit d’un harponneur, à l’étrange nom de Queepeg. Étrange, c’est peut dire, la réflexion est longue, je ne dors pas dans n’importe quel lit, les mœurs douteux me font douter même de la confiance à mettre, dans le lit d’un harponneur qui doit en plus puer la poiscaille et le vomis.

Allongé sur le lit, même double, je ne peux fermer l’œil d’une nuit, attendant le jour, un livre posé sur mon cœur au cas où l’on voudrait l’y enfoncer un pieu. Une lampe torche balaye sous la porte la poussière de cette chambre miteuse et craquelante. Un homme entre, capitaine, ô mon capitaine, est-ce lui, cet harponneur qui vadrouille toute la nuit de ce jour saint… Frisson, les pages de mon bouquin s’envole, tout un chapitre même, le chapitre 3 de Moby Dick.  

« Mieux vaut dormir avec un cannibale de sang-froid qu’avec un chrétien-ivre. »

« Hôtel de la Baleine », Herman Melville.
Traduction : Théo Varlet.


Sur une masse critique, 
un voyage littéraire et presque maritime, avant embarquement ;
Merci donc à Babelio et aux éditions de L'Herne.



9 commentaires:

  1. Can't you hear me knocking at the door of the room in Hotel de la Baleine? Je partagerais plutôt la bière que le lit. See you soon on the harbour of Nantucket or New Bedford.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Quoi ! Tu n'as pas envie de partager un lit avec un harponneur cannibale et tu préfères une vague bière fade mais fraîche... Je me demande bien pourquoi ? :-)

      Supprimer
  2. Pas certaine que cette antre de balai ne me plaise en revanche j’adore la petite fontaine en fonte et son petit oiseau !
    Trouvé dans un vide grenier ?
    Rrrhhhhh j’adore ! Elle irait très bien sur ma tite terrasse ;-)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. mon petit abreuvoir à oiseau... Tiens je vois qu'il faut que je leur remette de l'eau... c'est à sec...

      Supprimer
    2. avec un s à remettes, ça le fait plus stylé...

      Supprimer
  3. et grand merci à toi ! Je vais tenter de le trouver à la médiathèque

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu l'as peut-être déjà... Il s'agit en fait du chapitre 3 de Moby Dick qui a été extrait, avec la traduction d'époque donc libre de droit, pour fournir une "nouvelle" à cette maison d'édition...

      Supprimer
  4. Le soleil s’est couché et ton livre m’enchante. Me fait presque craquer d’amour...
    Cap Horn et la nuit étoilée. Demain, on ira voir les baleines...
    <3

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Quelle chance de voir des baleines. Moi, je me contente de romans, comme toute ma vie...

      Supprimer