« Je fais une grande promenade presque chaque
après-midi. Je longe la rivière vers l’est dans l’espace infini de la steppe,
et à sept ou huit kilomètres, j’arrive à un confluent. La rivière s’élargit,
l’eau est peu profonde et le courant rapide. Au milieu du cours d’eau sont
couchés plusieurs rochers d’un blanc de neige. Le courant tourbillonne d’écume
dans leurs fissures. Dès que je m’approche, le grondement de l’eau me submerge,
je ne m’entends plus soliloquer. Des arbres surgissent là d’une brusque
dépression ; les deux rives sont bordées de buissons touffus plus ou moins
hauts. L’endroit est totalement différent de l’amont, dépourvu d’arbres, où
nous avons planté notre tente. C’est une vaste étendues plate couverte de gras
pâturages troués de marais. Le regard découvre la forêt en altitude, de la
mi-pente au sommet, moutonnant jusqu’au bout de la vallée. »
Je
me retrouve au fin fond ou aux confins de la Chine, dans une région plus près
du Kazakhstan que de la véritable Chine, un territoire où mon regard se pose
vers un horizon sans bornes, sans limites, découvrant ainsi sur des kilomètres
la poussière se lever sous le vent assourdissant. Là-bas, j’aperçois au loin,
une fumée qui s’élève vers le sommet des cieux, comme un point de repère,
j’imagine ce premier feu matinal, la marmite qui chauffe, un premier bol de riz
pour les bergers, les promeneurs, les routiers de ces grands espaces.
« La rivière traverse ce bois lumineux comme
une plongée dans la nuit. Sous l’épais couvert de arbres, les eaux sont
obscurcies par la pénombre, mais les ombres mouvantes laissent passer des
éclats de lumière. Quand la rivière traverse le bois, elle semble plus limpide
que lorsqu’elle coule en plein soleil. Les rochers qui affleurent au milieu du
courant, lavés par les eaux, ne portent ni poussière ni lichen.
Quand la rivière sort de ce bois de saules, je
m’arrête au-delà des arbres, à quelques mètres de là ; d’en face, je la
regarde qui coule en silence ; elle se rue vers une vaste clairière, passe
devant moi, agitée de tourbillons, et sans un mot, elle s’éloigne. Depuis la
lisière, je regarde la rivière sortir du bois, et elle me semble surgir d’une
longue, longue histoire… »
Les
premières neiges tombent d’ailleurs sur cette poussière des steppes, le vent se
fait plus froid, les vêtements plus chauds, un nouveau feu s’allume au milieu
de la yourte. Là, une jeune couturière travaille avec sa mère et sa grand-mère,
au gré du vent et des migrations humaines. Le temps d’un voyage en terre
inconnue, où justement le temps n’existe plus - tout comme l’espace, je pénètre
l’intimité de ces femmes, leur mode de vie et celle aussi de ce coin retiré du
monde, un monde presque encore ancestral où la préoccupation première serait de
balayer devant sa tente la poussière de la vie et de regarder, observer les
profondeurs de la nature, ses couleurs, ses parfums, ses nuages – de pluie, de
vent, de poussière -, ses silences.
Un
regard émerveillé sur cette vie m’habite tout au long de ce roman, à
l’inspiration quasi autobiographique. Il vaut autant pour l’histoire que pour
son intérêt ethnographique – harmonia mundi – cela faisait longtemps que je
n’ai pas trouvé un tel plaisir, un tel enchantement vers la littérature
« chinoise » - qui ici se retrouve presque être une littérature kazakhe,
une littérature des steppes, une littérature de la poussière. Partager cette
vie nomade et découvrir ce monde avec un autre regard presque vierge de toute
technologie, celui d’un autre temps.
« Dehors, l’herbe croît avec plus
d’exubérance. Quand on l’observe longuement, on a l’impression qu’elle bouge,
non sous l’effet du vent, mais parce qu’elle pousse. Elle bouge comme si elle
se débattait, les feuilles veulent échapper aux autres feuilles, les fleurs
veulent s’écarter des autres fleurs, les tiges veulent s’éloigner des autres
tiges : c’est une volonté de libération, une tension, un élan vers un
point inaccessible, et le bleu du ciel aussi s’efforce de s’extraire de ce bleu
pour devenir encore plus intense, plus bleu, plus bleu… La forêt aussi, dont la
luxuriance s’épanouit, rassemblant ses forces, est sur le point d’explorer à
tout moment. Le torrent aussi, dont le cours est si rapide qu’il semble vouloir
sortir de son lit ; et les rochers immobiles au milieu des flots, frappés
par une vague après l’autre, impavides, et pourtant, j’observe que dans cette
impassibilité, au milieu de ce calme même, ils s’enflent, se dilatent dans une
expansion sans limite. Tel et le monde que j’ai sous les yeux ! Et seule
en ce monde, je me sens impuissante, comme muette, comme morte, je ne peux rien
faire, rien… Je reste un moment sous l’ardeur du soleil éblouissant, le visage
brûlant, mais c’est tout ce que je peux faire… »
Et
surtout quel fabuleux dernier chapitre, l’un des plus beaux, des plus sauvages,
des plus émerveillant que j’ai pu lire ces derniers temps. Sublime et
magnifique, un silence à couper le souffle, une poussière qui prend vie, des
herbes folles et sauvages dans l’infini des pâturages et des rochers
montagneux. Le soleil assèche la terre, j’ai soif, j’entre dans la yourte, elle
me sert une bière, bien fraîche, salvatrice. Un petit bonheur dans la poussière
des steppes.
« Sous
le ciel de l’Altaï », Li Juan.
Traduction :
Stéphane Lévêque.
Salut, le Bison
RépondreSupprimerC'est à une belle promenade que tu nous invites ! Moi aussi, je voudrais regarder ce ciel plus bleu que bleu, le ciel de l'Altaï.
Il faut reconnaître que le lecteur est rarement déçu par les multiples titres proposés par les éditions Ph. Picquier.
Ayant plus l'âme japonaise ou coréenne, la littérature chinoise, même chez Picquier, m'est souvent passé au-dessus de ma vieille carcasse. Et ce fut donc une magnifique surprise que ce ciel de l'Altaï, probablement parce qu'il est plus proche du monde kazakh que chinois. Plus bleu que bleu, ce roman est parfois lumineux.
SupprimerC'est beau un Bison enthousiaste...
RépondreSupprimerpfff... tu dis n'importe quoi... tu as encore abusé du lait-fraise frelaté...
SupprimerTon enthousiasme me donne vraiment envie de découvrir ce livre et ce dernier chapitre et me fondre dans les steppes. Ben zut j ai du abuser du lait fraise aussi !
RépondreSupprimerEt si en plus tu nous sors Rhapsody in blue ... alors là... ;-)
Ce sont les dangers du lait-fraise. Ca se boit comme de la vodka mais les effets sont plus troubles.
SupprimerHeureusement qu'il y a le Rhapsody in blue dans la vie...
En te lisant je me sens transportée vers ces lieux, c'est fou, le premier mot qui me vient à l'exprit est "recueillement", c'est ce que m'inspire les mots quand je m'y projette.
RépondreSupprimerUne yourte pour se poser, le vent qui se lève, le silence salvateur, une terre sauvage, c'est juste sublime...
sublime...... pas besoin d'en rajouter plus... seul le silence s'impose à la beauté du monde.
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