vendredi 21 août 2020

Poussière des Steppes


« Je fais une grande promenade presque chaque après-midi. Je longe la rivière vers l’est dans l’espace infini de la steppe, et à sept ou huit kilomètres, j’arrive à un confluent. La rivière s’élargit, l’eau est peu profonde et le courant rapide. Au milieu du cours d’eau sont couchés plusieurs rochers d’un blanc de neige. Le courant tourbillonne d’écume dans leurs fissures. Dès que je m’approche, le grondement de l’eau me submerge, je ne m’entends plus soliloquer. Des arbres surgissent là d’une brusque dépression ; les deux rives sont bordées de buissons touffus plus ou moins hauts. L’endroit est totalement différent de l’amont, dépourvu d’arbres, où nous avons planté notre tente. C’est une vaste étendues plate couverte de gras pâturages troués de marais. Le regard découvre la forêt en altitude, de la mi-pente au sommet, moutonnant jusqu’au bout de la vallée. »

Je me retrouve au fin fond ou aux confins de la Chine, dans une région plus près du Kazakhstan que de la véritable Chine, un territoire où mon regard se pose vers un horizon sans bornes, sans limites, découvrant ainsi sur des kilomètres la poussière se lever sous le vent assourdissant. Là-bas, j’aperçois au loin, une fumée qui s’élève vers le sommet des cieux, comme un point de repère, j’imagine ce premier feu matinal, la marmite qui chauffe, un premier bol de riz pour les bergers, les promeneurs, les routiers de ces grands espaces.


« La rivière traverse ce bois lumineux comme une plongée dans la nuit. Sous l’épais couvert de arbres, les eaux sont obscurcies par la pénombre, mais les ombres mouvantes laissent passer des éclats de lumière. Quand la rivière traverse le bois, elle semble plus limpide que lorsqu’elle coule en plein soleil. Les rochers qui affleurent au milieu du courant, lavés par les eaux, ne portent ni poussière ni lichen.
Quand la rivière sort de ce bois de saules, je m’arrête au-delà des arbres, à quelques mètres de là ; d’en face, je la regarde qui coule en silence ; elle se rue vers une vaste clairière, passe devant moi, agitée de tourbillons, et sans un mot, elle s’éloigne. Depuis la lisière, je regarde la rivière sortir du bois, et elle me semble surgir d’une longue, longue histoire… »

Les premières neiges tombent d’ailleurs sur cette poussière des steppes, le vent se fait plus froid, les vêtements plus chauds, un nouveau feu s’allume au milieu de la yourte. Là, une jeune couturière travaille avec sa mère et sa grand-mère, au gré du vent et des migrations humaines. Le temps d’un voyage en terre inconnue, où justement le temps n’existe plus - tout comme l’espace, je pénètre l’intimité de ces femmes, leur mode de vie et celle aussi de ce coin retiré du monde, un monde presque encore ancestral où la préoccupation première serait de balayer devant sa tente la poussière de la vie et de regarder, observer les profondeurs de la nature, ses couleurs, ses parfums, ses nuages – de pluie, de vent, de poussière -, ses silences.

Un regard émerveillé sur cette vie m’habite tout au long de ce roman, à l’inspiration quasi autobiographique. Il vaut autant pour l’histoire que pour son intérêt ethnographique – harmonia mundi – cela faisait longtemps que je n’ai pas trouvé un tel plaisir, un tel enchantement vers la littérature « chinoise » - qui ici se retrouve presque être une littérature kazakhe, une littérature des steppes, une littérature de la poussière. Partager cette vie nomade et découvrir ce monde avec un autre regard presque vierge de toute technologie, celui d’un autre temps.

« Dehors, l’herbe croît avec plus d’exubérance. Quand on l’observe longuement, on a l’impression qu’elle bouge, non sous l’effet du vent, mais parce qu’elle pousse. Elle bouge comme si elle se débattait, les feuilles veulent échapper aux autres feuilles, les fleurs veulent s’écarter des autres fleurs, les tiges veulent s’éloigner des autres tiges : c’est une volonté de libération, une tension, un élan vers un point inaccessible, et le bleu du ciel aussi s’efforce de s’extraire de ce bleu pour devenir encore plus intense, plus bleu, plus bleu… La forêt aussi, dont la luxuriance s’épanouit, rassemblant ses forces, est sur le point d’explorer à tout moment. Le torrent aussi, dont le cours est si rapide qu’il semble vouloir sortir de son lit ; et les rochers immobiles au milieu des flots, frappés par une vague après l’autre, impavides, et pourtant, j’observe que dans cette impassibilité, au milieu de ce calme même, ils s’enflent, se dilatent dans une expansion sans limite. Tel et le monde que j’ai sous les yeux ! Et seule en ce monde, je me sens impuissante, comme muette, comme morte, je ne peux rien faire, rien… Je reste un moment sous l’ardeur du soleil éblouissant, le visage brûlant, mais c’est tout ce que je peux faire… »

Et surtout quel fabuleux dernier chapitre, l’un des plus beaux, des plus sauvages, des plus émerveillant que j’ai pu lire ces derniers temps. Sublime et magnifique, un silence à couper le souffle, une poussière qui prend vie, des herbes folles et sauvages dans l’infini des pâturages et des rochers montagneux. Le soleil assèche la terre, j’ai soif, j’entre dans la yourte, elle me sert une bière, bien fraîche, salvatrice. Un petit bonheur dans la poussière des steppes.   

« Sous le ciel de l’Altaï », Li Juan.
Traduction : Stéphane Lévêque.


8 commentaires:

  1. Salut, le Bison
    C'est à une belle promenade que tu nous invites ! Moi aussi, je voudrais regarder ce ciel plus bleu que bleu, le ciel de l'Altaï.
    Il faut reconnaître que le lecteur est rarement déçu par les multiples titres proposés par les éditions Ph. Picquier.

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    1. Ayant plus l'âme japonaise ou coréenne, la littérature chinoise, même chez Picquier, m'est souvent passé au-dessus de ma vieille carcasse. Et ce fut donc une magnifique surprise que ce ciel de l'Altaï, probablement parce qu'il est plus proche du monde kazakh que chinois. Plus bleu que bleu, ce roman est parfois lumineux.

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    1. pfff... tu dis n'importe quoi... tu as encore abusé du lait-fraise frelaté...

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  3. Ton enthousiasme me donne vraiment envie de découvrir ce livre et ce dernier chapitre et me fondre dans les steppes. Ben zut j ai du abuser du lait fraise aussi !

    Et si en plus tu nous sors Rhapsody in blue ... alors là... ;-)

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    1. Ce sont les dangers du lait-fraise. Ca se boit comme de la vodka mais les effets sont plus troubles.

      Heureusement qu'il y a le Rhapsody in blue dans la vie...

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  4. En te lisant je me sens transportée vers ces lieux, c'est fou, le premier mot qui me vient à l'exprit est "recueillement", c'est ce que m'inspire les mots quand je m'y projette.
    Une yourte pour se poser, le vent qui se lève, le silence salvateur, une terre sauvage, c'est juste sublime...

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    1. sublime...... pas besoin d'en rajouter plus... seul le silence s'impose à la beauté du monde.

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