vendredi 4 décembre 2020

Les Escales de Nad' et du Bison : Irlande (Part II)

Lieu : Irlande
Lever du soleil : 8h22  | Coucher du soleil : 16h08
Décalage horaire : - 1h
Météo : 0°. Légère neige fondante.
Coordonnée GPS : 53° 19' 59" Nord, 6° 14' 56" Est
Musique : One, U2
Un Verre au Comptoir : O'Hara




« J'aimerai tellement regarder Madame Télé tout le temps, mais ça moisit le cerveau. Avant que je tombe du ciel, Maman la laissait allumée toute la journée et ça l'avait changée en zombie. ...
Alors maintenant elle éteint toujours au générique, les cellules se remultiplient pendant la journée et on peut regarder autre chose après le diner parce qu'on se refabrique de la cervelle en dormant. »


La nuit dernière j’ai fait un rêve. Je me suis retrouvé confiné dans un pub irlandais. Seul. J’aime bien me retrouver seul. Les portes restent closes, verrouillées de l’extérieur. Une lucarne, grise et sale, laisse rentrer quelques ondes lunaires. Personne à l’intérieur, à part Madame Tabouret, Monsieur Comptoir, Madame Miroir et Mesdemoiselles Pompes à bières, Guinness, Beamish, O’hara… J’aime bien monter Madame Tabouret. J’aime moins causer avec Madame Miroir, elle me renvoie un reflet peu flatteur. Je caresse souvent du regard Madame Beamish, discute avec Madame O’hara et sa chevelure rousse, trempe mes lèvres dans Madame Guinness au corps caramélisé. De temps en temps, un vieux monsieur, grand méchant Nick appelons-le, me ramène des œufs au bacon. La plupart du temps, j’ouvre la porte de Monsieur frigo pour prendre une bière ou deux, et je me rassois sur Madame Tabouret. Je finis ma journée en regardant Madame Télé, y’a toujours des diffusions de matchs de foot ou de rugby. Ça meuble la vie, un peu comme les films de Liam Neeson. Puis je me lève pour aller gerber dans les toilettes. Mon sport de la journée. Je retourne face à Madame Miroir, pauvre type pense-t-elle. Confiné dans un pub irlandais. Aurai-je l’envie et la force d’en sortir, de m’échapper de cet univers qui dure depuis tant d’années que j’ai oublié à quoi ressemblait le sourire de la vie…   

Des années plus tard, toujours les lèvres suspendues à ma Guinness dans ce pub irlandais où j’ai élu domicile de mes beuveries solitaires, je croise son regard… la vingtaine avancée, pétillante, en voyage explorateur dans les contrées irlandaises : Miss Dora. Grande âme charitable, elle se prend d’affection - ou de pitié - pour l’homme que je suis, plongé dans de vieux souvenirs, le regard vitreux. Elle m’écoute…

Face au front de mer, le vent de l’Irlande s’était levé ce jour-là, en même temps que le bruit retentissant de la claque reçu de mon père en pleine figure. POW! Je crois que même le son des vagues sur le ressac s’est figé dans l’élan de sa main. J’étais encore tout petit, sans mots devant le geste brutal, me retenant de pleurer. Cette gifle est l’une de mes bouffées d’enfance les plus douloureuses. Pas tant pour le corps, mais pour le cœur et l’âme. Toute mon enfance, j’ai été cet enfant « spécial », « différent », élevé entre une mère allemande, orpheline de la Grande Guerre et un père irlandais, ingénieur et aussi orphelin de cette même guerre. Un drapeau irlandais flottait devant la maison et mon père portait chaque jour avec fierté l’insigne du pays, ce fameux petit « e » pour « Eire ». Par-dessus tout, je me faisais sans cesse pointer du doigt, traiter de nazis, par le sang de ma mère et le feu de ses entrailles. Paix à son âme… Mama…   

Sieg Heil! Achtung! Schnell, schnell! Donner und Blitzen !!!

Comment s’étonner que j’aie eu envie de noyer mon désespoir dans ce bar douteux de l’Irlande profonde, avec Miss Dora, témoin de mon passé. L’Irlande est une terre douloureuse, la lande et la tourbe si chères à l’âme assoiffée pourtant si belles. Le contraste des sentiments ne se discutent pas, il laisse sans voix. Comme l’amour et sa voie, la vie se construit dans le silence d’une harmonie, celle entre un homme et sa pinte de bière, celle entre une femme et son porte-jarretelle. J’entends la pluie déverser son humeur maussade sur la petite lucarne grise de mon spleen. Elle devient de plus en plus fracassante. Je bois les heures de ma vie, écoulement futile, confinement utile pour ne pas approcher les semblables, ceux qui partagent un monde que je ne comprends plus. Une Terre qui se nourrit de violence alors que la sécheresse se ressent jusque dans les tréfonds des tonneaux du bonheur. La violence assassine, la rédemption se noie. Dans un verre, dans un fût. Les vagues s’échouent contre la falaise écornée de l’enfance. Le sang devient impur, comme des fleurs de houblon importées d’une lande étrangère. L’enfance, pourtant, est ce doux parfum d’insouciance et de Guinness Cake sorti du four, me fredonne Monsieur Vieux Juke-box Déglingué. 

Je crois que mon père n’a jamais réalisé que de telles blessures issues de la tendre enfance pouvaient à ce point m’écorcher l’âme. Je n’ai d’autres choix que de me dire – une manière de survivre - qu’il n’avait pas entièrement conscience de toute cette violence, de mots et de gestes, à défaut de quoi j’aurais grandi avec la certitude de n’avoir été qu’un enfant qui ne méritait rien de mieux que le mépris et la haine. Oui… la rédemption se noie dans un grand verre… de résilience. Dans les empreintes du temps qui me séparent de lui. Aussi dans les pages de ce livre qui me servent d’exutoire. Toute ma vie j’ai été cet homme « coupable ». Coupable d’avoir été différent, déraciné, étranger, exclus. Si bien qu’aujourd’hui, je trimballe ma solitude et mes regrets dans ce bar douteux avec mon vieux tricot d’Aran et un shamrock défraîchi à la boutonnière, vestige de la saint-Patrick d’il y a trois mois. On a tous nos lubies… God damn, quelle fierté de pouvoir enfin m’exprimer en anglais! Du creux de sa tombe, mon père a dû se retourner cent fois en maudissant les British. Je l’entends d’aussi loin qu’il soit : « Ici, on parle irlandais! ». Mais que peut-il me faire aujourd’hui maintenant que j’ai grandi, maintenant que j’ai « choisi ». Il me reste néanmoins quelques larmes de souvenirs, qu’un réconfortant Guinness cake - cáca guinness en irlandais - arrive à me faire oublier l’instant d’une excitation de papilles gustatives…

« Une lumière m'éclaire tout à coup, elle me transperce les yeux. Je regarde par-dessus Madame Couette, mais paupières plissées. Maman est debout à côté de madame Lampe : tout est allumé et clac ! tout redevient noir. Encore allumé, Maman attend trois secondes et noir, et après allumé juste une seconde. Maman regarde Madame Lucarne. Encore noir. Elle fait souvent ça la nuit, je crois que c'est pour se rendormir. »

« Room », Emma Donoghue.
« Sang Impur », Hugo Hamilton





Les Escales, 
un trip littéraire composé à 4 majeurs,
amarrée des mots et de la poussière.

Prochaine escale : Cuba

6 commentaires:

  1. Ah j'aime bien cette escale. Etonnant, non? Je ne connais pas Emma Donoghue mais j'ai lu Sang impur. Y a que Liam Neeson qui m'ait beaucoup déçu avec ce qu'il tourne depuis dix ans, mais il est si bon quand il récite Coney Island. Bon Cuba Havana avec les héritiers du Buena Vista Social Club.

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    1. Liam Neeson était bien avant, mais maintenant, il ne propose plus grand chose d'intéressant... Toujours la même chose, toujours un père qui vengeance sa femme, ou sa fille, dans des conditions hostiles... Bref, Liam Neeson c'était mieux avant...
      Emma Donoghue, mouais... ce ne fut pas vraiment ma cam'... et je pense que cela ne sera pas la tienne non plus, si je puis me permettre... Même avec plusieurs Guinness...
      Je pense qu'il y a d'autres Irlande littéraires plus dans tes goûts (et donc dans les miens)... Mais je pense qu'une autre escale irlandaise devrait voir le jour... J'aime m'enfermer dans ces pubs où la joie de vivre semble régner, où j'ai l'impression de pouvoir boire ma pinte, tranquille, seul au fond de la salle, sans que ça dérange... Mais en attendant, j'ai sorti la bouteille de rhume, je vois les côtes cubaines se dessiner à l'horizon...

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  2. Quel bonheur l'Irlande, et si on y retournait une deuxième fois? Crisse j'oubliais, une troisième fois, c'est l'âge... ou la soif de Guinness!? :D
    Je propose quand même de boire quelques mojitos, Cuba libre et Sex on the beach. Après ces drinks bien arrosés, j'oublierai forcément qu'on est allés en Irlande alors, on y retournera sans doute ^^
    Fuck le blizzard!

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    1. Je bois partout tant qu'il y a un bar qui accepte ma poussière... Y'a du blizzard à Cuba ? crisse de câlisse de réchauffement climatique !

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  3. T'es beau comme une "giclée" de Guinness "inoculée" en intraveineuse !!^^
    J'inocule, tu inocules, il inocule, nous inoculons...

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    1. Comment veux tu que je... Si j'étais poète, j'aurais trouver une rime pour inocule... Mais rien ne gicle de mon esprit, à croire que j'ai l'esprit mal placé...
      Bon en attendant, je prendrais bien un flan pâtissier, va savoir pourquoi, Doc...

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