lundi 8 février 2021

au Bout du diable

 "Attends ! Écoute..."

 Je tendis l'oreille et dans l'air calme du crépuscule, j'entendis une plainte répétée qu'on aurait pu prendre pour un gémissement humain, guttural et sonore; mais dont la mélodie me laissa vite reconnaître les appels d'un vol de migrateurs.

 Ces longues encoches claires tracées dans le ciel par les oies sauvages n'étaient pas si rares à observer, à l'automne, au-dessus de la ville. Sauf que, cette fois-ci, montés sur le rempart, nous les voyions beaucoup plus rapprochées - ou, peut-être, ces grands oiseaux venaient-ils juste de composer, quittant un lac, leur épure ailée. Nous pouvions voir le délicat dessin de leurs plumes, le coloris de leurs pattes repliées et même, me sembla-t-il, l'expression de leurs yeux - ce regard qui se posa sur deux adolescents figés, la tête renversée, au milieu de l'ondoiement des herbes folles.


Le Bout du Diable, c'est un lieu d'enfance, un lieu d'amitié scellé entre deux gamins au fin fond de la Sibérie. Ce quartier déshérité qui fait face à la prison centrale s'est construite autour de ses barbelés. Toute la communauté arménienne y a un oncle, un frère, un père enfermé à la prison, le goulag de Staline, ou en attente d'un procès, d'un faux jugement. Deux gamins, un orphelin solitaire et un enfant fragile, se lient, se protègent, se découvrent. Une amitié forte naîtra de cet enfance à l'autre bout du monde pendant que les adultes pleurent et boivent, vodka ou vin rouge d'Arménie.    

Andreï Makine a toujours cette luminosité dans l'écriture qui tantôt subjugue, tantôt rend mélancolique. Il écrit sur le soleil rose du matin, il écrit sur la lune bleue des nuits d'insomnie. Il compose une mélodie d'une autre terre, bien loin des courants impétueux de la vie, celle où la poussière s'envole l'été, celle où les flocons de neige parcourent l'hiver. Et je navigue dans ces eaux calmes que le lit de la rivière me berce jusqu'à la lie de ma bouteille. 

Andreï Makine III. Il me faut bien une excuse pour boire, partager un roman, c'est comme partage un verre, c'est communier avec des regards, avec des mots et des silences. Ainsi, un nouveau pan de l'histoire de son pays s'ouvre à moi, comme cette communauté arménienne délocalisée si loin de son mont Ararat. Des notes de musique sur un papier au grammage épais qui se conjuguent autour de rencontres et d'amitié. Une histoire d'amour, une histoire de tristesse, se tisse face à ces barbelés, j'entends des notes de piano au loin qui se distillent entre les complaintes des vents, les pleurs des uns, le spleen des autres. Et une certaine peur, aussi. L'ami arménien est un de ces romans qui prend son temps pour étancher sa soif et vider quelques bouteilles, bières et vodka, une lointaine contrée de poussière. 

 Nous quittâmes notre refuge. Dehors, un soleil bas, très rouge, nous aveugla. Avant de descendre le talus couvert de ronces et de barbelés, Sarven murmura avec tristesse :

 "Tu sais, il y a chez nous un proverbe qui dit : "Honteux de ce qu'il voit dans la journée, le soleil se couche en rougissant." Ce serait bien si les hommes en faisaient autant." 

"L'Ami Arménien", Andreï Makine


 

4 commentaires:

  1. Andreï Makine, je te dois la découverte de son si beau roman L'Amour Humain.
    L'archipel d'une autre vie est aussi venu me transporter avec les mêmes émotions aussi fortes.
    L'ami arménien est forcément un autre trésor...
    Cet auteur est beau. Arriver ainsi à danser avec les mots, entre beauté et cruauté, et toujours avec ce pouvoir de nostalgie dans lequel il arrive à nous plonger, je crois que ça relève d'un génie doublé d'une immensément belle sensibilité humaine.
    Je suis fan :-*

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    1. ah oui... l'amour humain, je ne m'en souvenais plus, lu dans une autre vie. Bon de mémoire, j'ai ressenti plus de passion dans l'amour humain que cet ami arménien. L'archipel d'une autre vie étant quand à lui un summum que l'auteur ne pourra jamais égalé...
      Mais je continu à le suivre, parce que l'auteur me donne cette mélancolie dans la lecture, reposante.

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  2. Je reviens heureuse de la médiathèque avec le dernier livre de Andreï Makine, "L'ami arménien". L'archipel d'une autre vie" et "Le testament français" sont des merveilles, j'ose même le dire haut et fort, "L'archipel d'une autre vie" est sans doute le plus beau livre écrit en français qui m'a le plus bouleversée tant par la beauté de l'histoire que par l'écriture!

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    1. Et je crois que cela restera mon éternel problème, L'archipel d'une autre vie. J'ai tellement adoré ce roman, que ceux que j'ai lu après me parait moins... Moins beau, moins poétique, moins prenant. Même si Makine est plus que beaucoup d'autres. Cet archipel d'une autre vie est (et restera certainement pour moi) son Grand Roman.

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