samedi 27 mars 2021

Le Cuirassé Noir


"La masse impressionnante de nuages qui avait tout à l'heure surgi de loin là-bas, vers le sud, s'amoncelait maintenant de plus en plus, déployant dans le ciel d'étranges reliefs de la couleur du plomb annonciateurs de tempête, telle une énorme barrière qui se serait soudain dressée entre la corvette et l'horizon. Les rayons d'un soleil, déjà à demi voilé filtraient tristement à travers les nuages, s'irisant, comme une sorte d'auréole, d'une écharpe brillante et multicolore, qui tombait dans la mer.
L'averse était imminente.
- Au cacatois et au perroquet ! hurla l'officier de quart."
 
Les vagues déferlent sur le pont, l'océan se fait sauvage, l'écume blanchâtre lèche le sol lavé des pêchés de ce bas-monde. Les matelots alignés par vents et marées, la vieille corvette rentre à son port. Les marins débarquent, les bars seront bruyants cette nuit, les femmes sortent leurs sourires en plus de leurs parures. Nuit de sueur. A son bord, reste Bom-Crioulo, un colosse ébène, la sueur luisante, le regard troublant. Les muscles saillants, cette machine dans la tête, le cuirassé noir, machine sourde et tempête, le corps fier, leitmotiv, nuits secrètes. A son bord, le jeune Aleixo, charmeur et charmant mousse, le corps fragile d'un éphèbe dans la nuit brésilienne. Un regard, un sourire, sur un quai humide, la sueur brûlante. Saudade.     
 
"Le hasard, disons-le tout net, avait voulu que Herculano, la veille au soir, soit surpris par un autre matelot alors qu'il se livrait à un acte fort laid et déprimant de la nature humaine. On l'avait trouvé, debout et seul contre le bastingage, en train d'agiter le bras dans une posture obscène, en un mot, de se livrer contre lui-même aux atteintes les plus honteuses.
Un petit mulâtre, qui avait l'habitude de rôder, la nuit tombée, pour espionner les faits et gestes de ses camarades, courut appeler Sant'Ana et les deux compères s'approchèrent en craquant une allumette, "pour voir"... Les éclaboussures d'un crachat brillaient encore, toute fraîches, par terre : Herculano, venait bel et bien de commettre un crime, crime de lèse-nature, non prévu par le Code, en répandant sur le pont stérile et sec la semence génératrice de l'homme."  

Bom-Crioulo promène son jeune protégé, le bel et innocent Aleixo. Là où avec les autre marins je m’engouffre dans la Rue de la Soif, le "couple" s'enfuit dans les méandres des ruelles, sombres et silencieuses, odeurs de pisse et chaleur moite, jusqu'à la Rue de la Miséricorde. Une petite chambre dans une mansarde, louée par une grosse portugaise, l'âge fanée mais encore belle, le début d'une belle histoire. De regard, déshabille-toi, de toucher, retourne-toi, de désir, la sueur coule, de plaisir, la jouissance s'écoule. Là où d'autres verraient deux bêtes consommer le délit du péché, j'y vois un profond amour de la part du cuirassé noir, le genre d'amour qui se passe de mots, délices silencieux, et qui se joue dans la profondeur des yeux.

Mais qu'on se le dise, le roman d'Adolfo Carminha n'eut pas un chaleureux accueil, contrairement au mien. La littérature sud-américaine est souvent virile, empreinte d'une grande violence. Celle-ci ne déroge pas à la règle, la virilité est différente, la violence reste sous-jacente, mais pour contrebalancer ce flot de stupre, j'embarque sur le pont, affrontant les déferlantes qui renversent les hommes et les sentiments, à l'exception de ce beau cuirassé noir. Parce que le roman n'en reste pas moins tabou pour l'époque. Écrit en 1895, l'auteur ose parler ouvertement d'homosexualité masculine et le sexe devient même des moments de pure poésie. Et même si le Brésil a libéré cette année-là l'ensemble de ses esclaves noirs, Bom-Crioulo garde en nous, lecteur passionné de mer et d'Amérique du sud, cette image forte d'un esclave entre coups de fouets et émancipation. Bref, pour une fois je vais donner mon avis personnel, j'ai trouvé que cette Rue de la Miséricorde est un grand roman qui navigue entre plusieurs eaux. 
 
"La punition fut épouvantable.
- Que la garnison de ce navire ne s'y trompe pas ! pérora le commandant. La désobéissance, l'alcoolisme et la pédérastie sont des crimes majeurs. Ne vous leurrez pas !..."
 
"Rue de la Miséricorde", Adolfo Caminha.
Traduction : Maryronne Lapouge-Pettorelli.
 

 

7 commentaires:

  1. Réponses
    1. nous sommes bien peu de chose en ce monde... un monde qui nous survivra... restera alors des romans à lire, un été...

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  2. * désolée, je n'arrive pas à commenter avec mon compte blogger :-/

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  3. pfffff !
    Bon via l'ordi, ça n'a pas l'air de fonctionner mieux (la oonnexion), ou alors je suis NULLE !! :/

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  4. Il a effectivement l’air « grand » ce roman... <3
    Merci de la découverte!
    Avec un titre pareil, évocateur... je connais d’ailleurs de ces rues, de la miséricorde, ou plutôt de ces rues où l’on obtient miséricorde... rue Sherbrooke, près de MCGill, café Sarajevo...

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