dimanche 25 avril 2021

Detroit


Lorsqu'il ouvrit la porte du Dive In, au bas d'une volée de marches à peine éclairée, un flot assourdissant de conversations et de musique se déversa dans la rue, saturant soudain le silence de la nuit. Une foule de gens se pressait là en bras de chemise, le long du bar et dans la salle, la plupart debout, pressés les uns contre les autres par petits groupes, riant et parlant fort, entrechoquant à leur propre santé des chopes de bière moussue prêtes à déborder.
C'était comme de pénétrer dans un autre monde, un été sans fin que baignaient la chaleur des corps et la lumière du bois jaune qui recouvrait les murs, un autre monde où les sensations engourdies de la ville dépeuplée par la crise reprenaient soudain le dessus, dans la fumée de cigarette qui s'accumulait au plafond sous les extracteurs impuissants, dans l'odeur indéfinissable où se mélangeaient le tabac, la sueur, la cuisine et les parfums bon marché, dans la musique de jazz remixé, distordu, languissantes vagues de cuivres s'échouant sur des plages électroniques. C'était l'été. Derrière la douzaine de percolateurs du bar cuivré, tout du long, des rayonnages de bourbons, de whiskies, de vodkas et de rhums formaient une véritable bibliothèque sur l'histoire du genre humain, lorsqu'il choisit de vivre et de lâcher la bride. 

Il était une fois, une ville, un lieu dont la poussière s'accumule sur les trottoirs esseulés, le long des caniveaux où même les ivrognes n'y dorment plus. Une ville où la neige recouvre tout, même le silence. Detroit y subit les conséquences de la crise des subprimes. Les maisons ne valent plus rien, les habitants les ont désertées, laissées telles quelles, à l'abandon. Le poumon économique de l'industrie automobile d'antan s'est totalement essoufflé, pour ne pas dire éteint. C'est pourtant dans ces conditions précises qu'un jeune ingénieur français débarque pour superviser et diriger un nouveau projet. Parallèlement, il y a le petit Charlie qui a disparu dans l'indifférence presque générale, hormis celle de sa grand-mère qui erre, le souffle las et l'énergie fatiguée, dans les rues devenues sauvages, à sa recherche. L'inspecteur Brown, un vieux de la vielle avec son chapeau mou et sa solitude mélancolique, navigue entre ces amas de neige grise pour tenter de le retrouver mais peine perdue, dans une ville abandonnée, ses enfants y sont forcément aussi abandonnés.  

Il n'y a pas de héros, il n'y a que des anonymes, des survivants d'une ville sans lumière, car même les lampadaires ont abandonné. Les flocons de neige qui tombent du ciel sont les seules étoiles du coin. Il n'y a plus d'hommes, ni de femmes, ni d'enfants. Il n'y a plus que des oubliés dans une ville désertée, les évaporés des subprimes. Mais il y a justement cette ville, Detroit, scène musicale de ce Roman, la ferveur de la Motown en moins. Les usines automobiles ont fini de cracher leurs fumées grises, les disquaires ont baissé définitivement leurs grilles noires. Cette ville, d'une blancheur sous la neige, je m'y suis senti bien dès les premières pages. Une ville de poussière, une ville pour s'oublier ou se perdre dans une mélancolie pour solitaire. Même dans ce bar, je me retrouve seul au bout du comptoir à boire ce bourbon sans glace. Même la serveuse n'a plus de regard pour son client, un pauvre type aux souvenirs douloureux. Pourtant moi je la regarde, comme je regarde cette ville, comme je regarde et tourne les pages de ce bouquin. Je la regarde me servir une bière, avec son sourire, avec ses yeux qui pétillent. Je la regarde avec amour qui rime avec tristesse. Avec poésie qui rime avec whisky. Avec Thomas B. Reverdy  qui rime avec merci. Il était une ville, Detroit.
 
 
"Il était une ville", Thomas B. Reverdy.



... dans la nuit de Detroit, pour la première fois leurs corps se couvrent et se touchent presque en entier, se découvrent enfin.
Alors il se passe quelque chose.
Ils basculent comme on chavire.
L'un sur l'autre leurs corps s'étendent, se cherchent à tâtons, se respirent, se renversent, s'abouchent et s'enlacent, ils sont nus à présent et leurs mains ne tremblent plus, ils s'embrassent, dans un goût de rouge et d'eau, ils roulent, comme on tombe dans un rêve, au ralenti d'une chute qui n'a pas de fin, ils se frottent, se collent l'un à l'autre, ils respirent fort juste pour sentir leurs ventres se toucher, ils se plaquent, s'attrapent et se rattrapent sans cesse, leurs cuisses se mélangent et leurs corps se pressent, leurs fronts, leurs épaules, leurs poitrines sont moites et perlent déjà de sueur, ils s'enroulent, ils s'emboîtent, ils ne savent plus où ils sont, leurs yeux ne s'ouvrent plus que sur des éclats de peau, des morceaux de chair, ils s'écarquillent, ils cherchent l'air qui se refuse à leur souffle rapide et chaud, alors l’œil hagard et reconnaissant, le cœur rouge, la bouche ouverte ils plongent comme on se noie, ils se mordent doucement et se lèchent, se goûtent les épaules, les seins, les cuisses, ils s'avalent, ils s'aspirent, se gobent, sa faufilent et s’immiscent, s'accrochent, s'ouvrent et se redressent, se fendent, ils se bandent, se griffent, se plantent, ils se fessent, le souffle coupé déjà rauque, ils replongent et se reprennent, se fouillent, se délectent, se reniflent, ils se mouillent, ils se glissent, ils transpirent, se transpercent, ils se tendent, et leurs corps sont secoués de spasmes, d'un roulis furieux, d'un vertige, comme une tempête, un orage sublime, comme il est doux de sombrer quand la mer est haute et qu'on ne voit plus le rivage, et leurs ventres collés ruissellent l'un contre l'autre, ils s'abandonnent, ils meurent. Puis ils se caressent.
Ils se regardent.
Pour la première fois,
A Detroit.

10 commentaires:

  1. Encore un que j'ai envie de lire depuis sa sortie. Un jour peut-être...

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    1. Il vaut le coup mais dépêche-toi, la bouteille de bourbon est presque vide...

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  2. Ah ça me donne envie de re re re re... voir Only lovers left alive.
    Le rapport ?
    Detroit !

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    1. Moi, ça m'a donné envie de re voir le Detroit de Kathryn Bigelow. Le rapport, je ne sais pas... comme ça...
      Cela dit j'ai toujours envie de re re re voir également le Only lovers left alive. Et malgré ça, je ne me souvenais même plus que c'était Detroit, bon choix. Très bon choix, même ce Jim, un de mes préférés...

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  3. ah le White Stripe...
    ta tada tadada daaaaaa

    (oui moi je dis tada).

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  4. Les flocons de neige sont les seules étoiles qui tombent du ciel. Une Tristesse des Anges qui redonnerait même une forme de sourire aux êtres qui l'ont perdu...
    Elles sont belles les couleurs du frette...

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    1. C'est sûr que la neige de Détroit, tu dois connaître, un peu... Peut-être même que ce sont les mêmes flocons qui illuminent tes couleurs, celle du ciel, de la frette, de ton...

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  5. J'accueille (avec beaucoup de retard ici) ce "merci"...

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    1. jamais de retard ici. Le temps n'a plus lieu d'être. juste un instant, une mémoire. On s'en fout du temps.

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