jeudi 1 avril 2021

Genre Lucian Freud


"Est-ce que tu... enfin, j'aimerais que vous posiez torse nu."
Les mots volent entre nous. Des feuilles mortes venant s'échouer au sol. "Genre Lucian Freud ?" Il baisse la tête. Il murmure qu'il n'irait pas jusqu'à se comparer à lui, bien sûr, mais qu'il cherche à peindre dans cet esprit-là, maintenant. La crudité et la bienveillance réunie. Une gageure. Il ajoute qu'évidemment il comprendrait très bien que je le prenne pour un malade et que je cesse notre collaboration. Il en serait dévasté mais il ne veut rien m'imposer, d'ailleurs, il n'en a pas le pouvoir, c'est idiot, cette conversation, en me parlant il se rend compte que c'est ridicule, non, vraiment, cette idée ne tient pas debout, "oubliez ça, Louis, vraiment, oubliez ça".
 
C'est donc à une exposition genre Lucian Freud que je croise Louis, un 'vieux' professeur d'anglais. Il est divorcé, une vie triste, ou une absence de vie comme il en existe de ces hommes passés la quarantaine. Il faut dire que j'adore Lucian Freud, genre je fais comme si j'y connaissais en art mais j'y connais rien en fait, à part peut-être Lucian Freud dont j'apprécie et estime grandement ses portraits. Pour Lucian, je me mettrai bien à nu, mais... je vous garantie que le résultat ne sera pas beau à voir. Le corps flasque, la peau qui commence à se friper, la disgrâce de certaines rondeurs, l'absence d'aura qui se dégage du reflet triste d'un miroir tout aussi triste. Ne cherche pas, tu n'y verras ni âme ni sourire, juste le regard perdu d'un type, pauvre dans sa tête, gras dans son corps. Mais il n'y a pas que le corps, surtout à cet âge-là. La mise à nu, c'est le retour sur sa vie, puisque la vie n'existe plus que derrière soi.
 
Alors pour cette seconde mise à nu, je prends la route, j'ai retrouvé une vieille cassette de Depeche Mode, la bande se déroule, pendant que je tourne autour de la ville, la nuit, c’est beau une ville la nuit, aussi beau qu'un nu de Lucian Freud. Les ronds-points s’enchaînent, le chanteur se déchaîne, mes souvenirs m'ont enchaînés. Toujours cette rocade qui tourne et tourne et contourne la ville, les vies. Une boucle sans fin jusqu'à ce que la bande magnétique tourne à sa fin, la fonction auto-reverse étant en option, une option que j'ai daigné prendre, revenir en arrière dans des putains de vie n'est pas du goût des autres, en tout cas du mien. Revenir sur son histoire, juste une mise au poing, point à la ligne.
 
Louis croise le regard d'un ancien élève, Alexandre. Il est en pleine réussite, ses toiles font de lui le héros local, la ville a toujours besoin d'une personnalité locale à mettre en avant pour faire rêver les lecteurs du journal local. Des élèves, Louis en a eu plus d'un millier, alors il ne se souvient pas forcément de tout ceux qu'il croise au cours d'une carrière qui a démarré au siècle dernier. Alexandre, lui, n'a pas eu beaucoup de professeurs d'anglais. Le rapport est donc forcément biaisé. Comment étaient-ils à l'époque ? Bah, de toute façon, on ne va pas refaire le monde comme on refait le match autour d'une bière éventée ou d'un disque volé, période adolescence. Par contre, Alexandre lui propose de faire son portrait, celui de maintenant, de rentrer dans l'intimité de son corps, à commencer par déboutonner sa chemise...
 
Finalement, je tourne la cassette, je n'ai pas fini ma mise à nu et certaines rocades sont plus longues et effilées. Je passe devant des usines désaffectées, des parkings de supermarché sans âmes, des restos chinois sans chinois mais à la cuisine graisseuse et mal laquée. Le chanteur se démène dans le chuintement de la bande magnétique, les étoiles sourient d'une brillance énigmatique tandis que toi tu te demandes encore ce que tu fais ici, dans cette voiture, à regarder l'image blafarde que te renvoie le rétroviseur, à te questionner sur ta propre existence, à recenser tous les échecs de ta vie en te demandant combien d'essence il te reste dans le réservoir pour poursuivre cette trop longue route dans le silence d'une nuit, ou le cri d'un chanteur torse-nu, triste mise à nu.  
 
"Il a répondu que, même quand nous nous dévoilons, nous ne sommes pas entièrement nus. Chacun a encore droit à sa part d'ombre, non ?"
 
 
"La Mise à Nu", Jean-Philippe Blondel.
 

 

6 commentaires:

  1. J'aurais dû m'abstenir de te rendre plus "triste" que tu n'es déjà... :S

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  2. Prof,province,vieillissement,routine... ça me rappelle quelque chose...
    Rien de tel qu'une bonne rasade de bière pour faire passer la pilule ! ^^

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  3. La mise à nu, tiens... se révéler tel que l'on est...ou pas.
    Le corps à nu?
    Le cul à l'air?
    C'est du pareil au même. Enfin, c'est triste mais c'est beau, ou tristement beau.
    Tu y comprends qq chose à mon com en fait?
    J'y ai pourtant mis mon âme à nue...

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    1. je comprends surtout que tu ne parles même pas des Joes à l'air, ce qui est pourtant l'âme de la vie... la vraie mise à nu... quoique le cul a l'air, j'adore (encore plus, tristement beau).

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