dimanche 30 octobre 2022

Le Testament de la Rue Sherbrooke


Un. Deux. Trois… J’ai compté, comme dans une fin de vie, d’ailleurs ma vie sent déjà la fin, un parfum de pisse et de mort qui colle à ma peau, le nombre de livres que j’ai lu de Russell Banks. Ce « Oh, Canada » fut donc mon dixième roman de cet auteur, à noter dans mon testament, au cas où, je les lègue à qui de droit ou à qui en veut, d’ailleurs j’ai déjà commencé le legs de certains d’entre eux. Le testament de la rue Sherbrooke.

« Plus tôt, une heure avant d'aller diner, Fife et son beau-père s'étaient installés dans des fauteuils en rotin, dans la véranda protégée par un grillage écran, sous des ventilateurs qui tournaient lentement au plafond, et ils avaient fumé et bu du bourbon avec de l'eau et des glaçons dans de grands et lourds verres en cristal. Loin des dames, comme aime à dire Benjamin. C'est une coutume qu'on honore chaque fois que Fife et Alicia viennent à Richmond, surtout récemment, du fait qu'Alicia enceinte évite l'alcool et le tabac et que Jessie consacre l'heure du cocktail à superviser le dîner de Cornel, puis son bain et les préparatifs de son coucher. Fife fume sa pipe et Benjamin un cigare. Fife trouve agréable l'odeur du tabac qui brûle, mêlée aux arômes qui flottent à travers les parois grillagées de la véranda et viennent des buissons de myrique, de viorne et d'itéa de Virginie disposés en rangs et massifs soigneusement entretenus près de la maison et plus loin, au bord de la large pelouse vert menthe. Il aime le son des glaçons qui tintent contre le cristal, le poids disproportionné du verre frais dans sa main, l'odeur de sucre brûlé du bourbon quand il le porte à ses lèvres. Il aime regarder le soleil tomber lentement vers les chênes verts de l'autre côté de la James River et voir l'eau passer au noir satiné quand le soleil disparaît derrière la silhouette des arbres. »


Il est encore beau, ce roman pas moi, d’une profonde tristesse, ce roman et moi, tout de même, mais c’est que je dois aimer profondément les romans tristes. Ils se conjuguent parfaitement avec mon regard, avec ma vie, avec mon verre vide. Fife, une perfusion dans le bras, est sur le point de passer l’arme à gauche. Grand documentariste au Canada, c’est dans son appartement de la rue Sherbrooke, avec un verre de rhum des Caraïbes et des pancakes au sirop d’érable, qu’il se confie à une équipe de tournage venu réalisé un documentaire sur sa vie. L’occasion de jouer cartes sur table avec sa femme ou avec Dieu. Les rideaux du salon sont tirés, Fife parle dans le noir, d’une voix tremblotante, même le liquide brun qui s’écoule de son verre tremble dangereusement au-dessus du canapé. Il s’est endormi ? Il est déjà mort ? Non, il respire, il fait une pause. Il souffle sa peine, son chagrin, ses remords. Dans cette pénombre, il se confie ouvertement à l’œil de la caméra, à l’ouïe du magnétophone. Façon d’absoudre ses péchés. Ou de raconter à sa femme, son amour, le passé peu reluisant qui coule au fond de lui et l’a mordu tout au long de ces années. Un passé dont il ne peut être fier, un passé qu’il n’a jamais réussi à évoquer. Jusqu’à ce que cette caméra ne vienne le retrouver avant de s’éteindre et d’entendre du metteur en scène le fameux clap de fin. 

« Fife prend la bouteille et remplit les verres à moitié. Il se rappelle avoir vu Alan Ladd verser de cette manière du whisky dans deux verres. Il n'arrive pas à se souvenir du titre du film, mais Alan Ladd portait un smoking, il avait le visage envahi de peur et d'inquiétude, et l'un des verres était pour une superbe femme dont les longs cheveux noirs couvraient un côté du visage. Veronica Lake ? Non, ce n'est pas ça, c'était Rock Hudson dans Géant quand il verse des doses "taille Texas" pour Elizabeth Taylor et pour lui-même et qu'il est furieux parce qu'il vient de perdre tout son argent, raflé par James Dean qui, en plus, va remuer le couteau dans la plaie. Fife a vu le film au cinéma drive-in de Revere avec Evelyn Rose par une soirée si froide qu'il a dû laisser tourner le moteur et le chauffage presque du début à la fin, et le film était vraiment long. Il se souvient qu'il n'a pas dû lutter beaucoup pour glisser ses deux mains sous le manteau d'Evelyn, le long du pull rose soyeux et de la jupe en laine plus bas. Ne rencontrant qu'une résistance épisodique, il passe une main sous le pull, l'autre sous la jupe, puis le long de l'intérieur de la cuisse d'Evelyn. Ensuite trois doigts sous sa culotte en nylon lisse. II progresse lentement dans les boucles de sa toison pubienne, et, à son grand étonnement, elle écarte les jambes et l'invite pratiquement à la pénétrer. Ce qu'il fait. Elle gémit, et, avant qu'il ait pu comprendre ce qu'il se passe elle lui ouvre la braguette, prend sa bite dressée dans une main et, en moins de dix secondes, le fait jouir et décharger sur tout le devant de son pantalon de velours. »

On se regarde, tous. Le caméraman, l’assistante, une jolie blonde au passage – d’ailleurs, si j’avais été plus jeune, sa femme. On se demande la part de vérité dans ce témoignage. La dose d’affabulations engendrées par la vieillesse, l’oubli ou la fatigue. Mais au final, peu importe, le documentaire sera monté, les gens découvriront peut-être une autre facette de Fife, de son parcours de Virginie jusqu’à la rue Sherbrooke, Montréal, Mais si on parle testament, on en induit souvent un bilan, bilan de carrière, bilan de vie, les mémoires d'un pauvre type ou d'un bison. Et ben, à toé j'vais te l'dire, ce « Oh, Canada », intègre les limites de mon top five de l’auteur et comme ce dernier fait partie de mes auteurs fétiches (encore heureusement avec 10 bouquins, je suis certes maso, mais pas au point de m’infliger à grande échelle des auteurs que je n’apprécie pas), j’en attends beaucoup de lui. Exigence élevée donc, exigence relevée pour ce « Oh, Canada ». Un grand bouquin.

« Oh, Canada », Russell Banks.
Traduction : Pierre Furlan.


Sur une masse critique, 
Merci donc à Babelio et les éditions Actes Sud,
pour ce verre au passage de la rue Sherbrooke.


« Fife aime la sensation de tenir un verre lourd qui empêche sa main de trembler. Il pose le verre sur le bar et allume une cigarette. L'arôme du tabac qui brûle traverse le goût tourbé du scotch, et cela aussi le réconforte et le calme. »

13 commentaires:

  1. De Russel je n'en suis qu'à 3 : De beaux lendemains, American Darling (bof) et l'EXCEPTIONNEL Lointain souvenir de la peau. Tu me tentes fort avec cet Oh Canada.

    En ce moment je suis sur le cas de l'incroyable Iniatius, épris de La consolation, et sa délirante "weltanschauung", : La conjuration des imbéciles, exceptionnel roman dont l'auteur s'est suicidé à 31 ans parce que personne n'en voulait (du roman). C'est grâce à l'obstination de sa mère que le roman a été publié 12 ans après sa mort et a obtenu le Prix Pullitzer à titre posthume (ça lui a fait une belle jambe à John). Je te le recommande, il devrait te plaire, beaucoup même.

    Et côté ciné, je crois que partir sur la route d'Amsterdam te conviendrait. C'est un film... généreux, enthousiasmant, peu ordinaire.

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    1. Si il est si exceptionnel que ça, et j'en doute pas, il me faut ce souvenir lointain de la peau ! ABSOLUMENT.
      Je ne connais pas John Kennedy Toole, mais c'est plus que noté dans un coin de ma tête...

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    2. What ??? 10 Russel et pas le souvenir de la peau ??? Là, je n'y entrave que pouic. Et le JKT est indispensable aussi !

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    3. on en reparlera quand tu auras lu Le pourfendeur des nuages !

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    4. Si un jour d'ailleurs, tu as le courage de le lire.

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  2. C'est qu'il s'en passe des choses sur la rue Sherbrooke, entre Russell, Dany et les filles de McGill, les crêpes et le rhum au café Sarajevo, les testaments qui trimballent l'âme des esseulés.
    C'est qu'il me semble indispensable ce roman de Banks, à lire et déposer entre le règne de Bones et American darling, non loin de nuages qui se pourfendent...
    Russell Banks le Grand, bouleversant, toujours, inévitablement, et j'en redemande ❤️

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    1. Du vécu et du beau monde rue Sherbrooke... et de belles femmes j'imagine... Peut-être même le genre à lire Russell au café Sarajevo...

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  3. J'ai vu Russel, j'ai vu "grand bouquin", je me suis donc précipitée. Et je me suis... ennuyée. La lecture fut laborieuse. L'histoire ne m'a pas intéressée, DU TOUT, les révélations font flop et ne présentent pas beaucoup d'intérêt et aucun personnage pour attirer la sympathie. Snif.

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    1. Désolé de ce non "grand bouquin". Il est vrai que personne n'y est présenté sous des airs de sympathie. J'étais pris dans la pénombre de ce salon, les glaçons qui tintent dans le verre, prêt à tomber au sol, en cas d'un arrêt du cœur spontanné...

      En tout cas, je viens de m'acheter un autre de ses "grands bouquins", un lointain souvenir de la peau...

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  4. Ah super pour le lointain souvenir ! Là c'est un page turner. Si tu ne le mets pas en tête de tes russelleries, je te rembourse l'achat.
    J'ai trop envie de le relire celui-là mais il y a tant à lire.

    P.s. : le Fife (quel nom débile) qu'il vive ou meurt, j'en avais rien à battre.

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    1. Bon ben, je ne vais pas te ruiner, alors je vais forcément l'apprécier :-) Non là-dessus, j'ai aucun doute. J'ai eu du mal avec un ou deux Russell, mais c'était y'a longtemps et je devais être mal luné...

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  5. Je suis anonyme purée... c'est chiant, faut que je retape toutes mes coordonnées à chaque fois.

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    1. Je suis d'accord, c'est chiant... Cela dit, tu es la seule anonyme, alors si tu veux passer inaperçue, c'est raté, même pour dire du mal de Fife et de Russell...

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