dimanche 23 octobre 2022

Sous le chapiteau, de la poussière

Des Cow-boys, des Indiens et des bisons – pas morts – sous le toit d’un grand chapiteau. Il parcourt la France entière, de Marseille à Nancy. Il vient de Londres, de Vienne ou de Florence. Le Wild West Show en tournée mondiale. Les hommes se précipitent pour voir ces sauvages indiens, des plumes sur la tête. Les enfants se cachent derrière les gradins pour regarder les cow-boys tirer sur les Indiens et violer les Indiennes. Un parc à thème itinérant, le grand cirque où les éléphants et autres tigres sont remplacés par des chevaux et des bisons – sages, et les fouets par des Winchester. Au sommet du show, la rencontre entre Buffalo Bill et Sitting Bull.

Sous le chapiteau, de la poussière. Des sabots des chevaux et des bisons, sur le parterre de terre aménagé en l’occasion de cette festivité, la poussière se soulève et s’envole. Le rythme sourd des sabots qui cognent la terre comme ma tempe. Quelle est triste cette terre, cette poussière d’antan, où des gouttes de sang s’y trouve mêler, du sang d’hommes, du sang de bêtes. Une odeur de poudre et de sueur embaume le chapiteau, comme les grandes plaines de l’Ouest sauvage. Les yeux piquent, par la fumée des carabines, par les incendies des terres, par les camps d’indiens brûlés. 

« Au petit matin, le 15 décembre 1890, une quarantaine de policiers indiens avancèrent au petit trot jusqu'à environ un kilomètre et demi du camp de Sitting Bull, puis entrèrent au galop dans le village. Tout le monde dormait. Ah ! que nous aimons le petit matin, la fraîcheur de l'air, les grandes lames de lumière sur la terre pierreuse. Mais ce matin- là, ce n'étaient pas les oiseaux qui chantaient, ce n'était pas la jeune fille qui faisait sa toilette en fredonnant dans la cabane voisine, c'étaient les sabots de quarante-trois chevaux qu'on entendait dans un demi-sommeil. Le profit, le respect du pouvoir répondent à la voix de Dieu. L'Histoire est morte. Il n'y a plus que des punaises. Le bruit de l'iniquité en mouvement se reconnait. Le général Miles est un faiseur d'exemple, un technicien de la discipline. Voici le petit jour. On est devant la cabane du chef indien. Le progrès n'a pas de temps à perdre. Soleil. L'air est glacé. Les bouches soufflent des colonnes de buée. On crie. Sitting Bull sort de sa cabane. Sa figure est comme délavée ; le passé nous arrive sans couleur. »


Soleil. Au petit matin, la brume lève le voile sur les collines rougeoyantes. Au sol, des dizaines, des centaines, des milliers d’indiens morts. Au sol, des dizaines, des centaines, des milliers de bisons couchés, abattus plus par jeu que par nécessité. C’est la tristesse de la terre. Mais the show must go on… Sur cet air frais qui transperce les poumons de sa lame d’acier, je tente de respirer sur ce spectacle bouillonnant pour l’époque, affligeant avec le recul de maintenant. Le chapiteau se démonte en une nuit, la poussière est balayée d’un coup de vent, cap sur d’autres horizons. Retour à Cody, Wyoming.

« Reste la petite ville de Cody, dans son désert glacé. Comme un souvenir étrange planté au milieu de nulle part, énigme dont personne ne sait ce qu'elle pourrait bien nous apprendre. Depuis sa fondation, la ville a peu prospéré. Avec ses huit mille âmes, elle fait figure de halte au pied des monts. Aujourd'hui, à côté de l'hôtel Irma, qui existe toujours, un petit musée expose une ribambelle de souvenirs : armes à feu, affiches du Wild West Show, objets indiens, flore de la région, et d'innombrables photographies de notre héros. C'est le rendez-vous des amoureux du Far West. Cody serait la deuxième ville du Wyoming, un Etat grand comme la moitié de la France. Bien des touristes vont en lnde, dans le Rajasthan, d'autres filent à Bergame, admirer le Duomo et pleurer sur la tombe de Donizetti, mais celui qui n'a jamais vu ni Idaho Falls ni un rodéo à Cody est un imbécile. Quel bonheur de bouffer un T-bone sous une tête de bison, puis d'acheter des CD de country dans le Wal Mart du coin ! Ah, Cody ! Tu es comme Buffalo Bill, une ville tout à fait morte, oui, tu n'es rien qu'une autre sorte de fantôme ! »

Avec une très belle écriture, teintée d’une ambiance froide et mélancolique, cette « Tristesse de la Terre » se trouve être un parfait complément d’une autre lecture très ancienne mais inoubliable, « à la grâce de Marseille » de James Welch.       

« Tristesse de la Terre », Eric Vuillard.






13 commentaires:

  1. J'ai découvert l'auteur avec ce titre, j'avais aimé la structure narrative, cette succession d'instantanés qui donne l'impression de parcourir un vieil album photos.

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    1. Je découvre aussi l'auteur avec ce livre. Et puis, je n'avais pas pensé à cette image mais c'est exactement ça, parcourir un vieil album aux photos jaunis... Bravo, et merci de ton passage.

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  3. Un "merci", même écrit (car la pensée, c'est fugace, ça s'envole comme l'oubli), ça fait toujours plaisir..... ^^
    Perso, je ressens toujours une certaine reconnaissance lorsque qu'une personne, quelqu'un, me fait découvrir un auteur, car je ne serai peut-être jamais allé vers tel ou tel livre sinon....

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    1. 4 septembre 2022 par MP sur un site alternatif...

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    2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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  4. Jamais vu ce triste cirque passer par ici.
    Magnifique chanson.

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    1. C'était avant l'avènement des western au cinéma... Le Wild West Show de Buffalo Bill créé en 1883 et lancé la même année à Omaha (Nebraska) tourna à travers l'Europe jusqu'en 1913. Tu as dû raté la tournée nancéenne :-)))

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  5. Mais oui, je devais avoir l'esprit ailleurs :-)

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  6. Nul n'est mieux placé que toi pour chroniquer ce livre qui m'a rappelé effectivement A la grâce de Marseille. Bien que je n'aie lu ni l'un ni l'autre. Au cinéma...Buffalo Bill et les Indiens, Robert Altman...Je vais le lire car j'ai aimé le seul roman de Vuillard que j'ai lu, L'ordre du jour. Et à propos de Buffalo la moindre des choses est de te faire confiance. Illustration musicale hors-pair comme d'habitude. Je ne connaissais pas Bird mais Iron and Wine, si.

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    1. Iron & Wine, un classique pour la connexion avec Calexico. J'aime beaucoup, ça doit être ma passion pour les barbus... du folk...
      Quand à Andrew Bird, je connais un poil moins, genre fermier à Elizabeth, Illinois. Je n'arrive plus à me souvenir avec quel album je l'ai découvert - au milieu probablement des années 2000, mais j'ai pas tout suivi... Difficile à suivre sa carrière par ici, sa musique s'exporte mal, autant chez les disquaires -ou vendeurs de musique- que chez les radios...

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  7. Je lis ton billet et je me dis que ce titre, Tristesse de la terre, lui va malheureussement à merveille.
    Tristesse de la terre, Tristesse des Hommes... Beau billet, écrit avec sensibilité...

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    1. Bizarrement, certains trouveront ce roman froid... Mais cette poussière et cette tristesse me donnent cette chaleur d'émotion que le monde est perdu depuis bien des années...

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