mercredi 1 février 2023

Crâne avec cigarette allumée


 Froide et sombre la nuit, la lune est absente. Ni bleue, ni lumineuse, elle s’en est retournée vers un autre monde, celui de la lumière. Moi, je reste allongé sur mon lit, dans le monde des ténèbres. Eteins-moi cette cigarette, souviens-toi des dangers de fumer au lit. Tout peut prendre feu en un instant, ta vie, ta mort, ton âme. Partie en cendres, cette dernière t’a tourné également le dos. Les yeux clos, le corps marqué, tu respires une dernière fois, respirer cet air suffocant, sentir cette humidité comme sur un vieux livre aux pages jaunies. Un jour, on retrouvera ton cadavre allongé dans la même position, les os blanchis par le temps, une cigarette encore plantée dans ton crane, comme une peinture de van Gogh. Mais en attendant, tu sens ce parfum de mort qui t’enveloppe, de chair en putréfaction, de peur et de tristesse. De l’Argentine à l’Espagne, tu voyages autour de la mort, avec des jeunes filles mal dans leur peau, des femmes qui ont peur, des fantômes…

« Son nez bouché à cause du rhume - elle chopait toujours un virus dans les avions - perturbait sans doute son odorat ; C'était sûrement ça, pourtant quand elle se mouchait avec un Kleenex et réussissait à renifler, l'odeur était encore pire. Elle ne se rappelait pas que Barcelone ait été aussi sale, en tout cas elle ne l'avait pas remarqué lors de son premier voyage, cinq ans plus tôt. Mais ce devait être son rhume, probablement les mucus coincés qui empestaient, parce que dans certaines rues elle ne sentait absolument rien, et soudain l'odeur l'assaillait, lui donnant de violentes nausées. Ça puait la charogne de chien pourrissant au bord de la route, ou la viande périmée et oubliée dans le frigo quand elle devient violette comme le vin. L'odeur se cachait et, par rafales, gâchait les endroits les plus jolis, les ruelles pittoresques avec du linge suspendu entre deux balcons, qui empêchait de voir le ciel. Elle atteignait même les Ramblas. »

Allongé sut ton lit, tu écrases donc cette dernière cigarette qui un jour te tuera et tu replonges dans tes pensées, dans l’abîme profond de ton malaise. Des fantômes pleurent, alors tu déterres des os, sous cette poussière, un poulet, un coyote ou une grande sœur. Des enfants disparus reviennent des années après, sans même changer d’apparence… Si tous les disparus de la Dictature pouvaient en faire autant… Tu fais appel aux esprits, sur une musique de sang et de sueur, et s’ouvre à toi un monde dont tu n’oses pénétrer, une odeur de chair morte qui t’envoute, rêvant à cœur ouvert de futur, de passé et de tristesse. Alors tu ouvres ton recueil de nouvelles, pour t’envoler vers un monde onirique, tu reçois en échange une poésie sombre et noire qui te saigne les veines et ton âme. 

« Une nouvelle fois, elle remua la nourriture dans son assiette, mais réussit à avaler deux bouchées et un 7 Up entier, c'était au moins du sucre. Puis elle sortit en direction de la plage, qui se trouvait à un bloc à peine de distance ; il fallait passer par un chemin pavé entouré d'arbustes qui lui coupèrent la respiration, et si quelque chose se cachait là, mais elle courut et arriva aux anciens escaliers en bois et à la mer, la plage immense diaphane, au sable plus clair que sur le reste de la côte, et le ciel d'un bleu violacé parce qu'il allait pleuvoir. Elle s'assit sur une chaise, sous un parasol, et observa des quadras au corps encore svelte jouer au foot ; elle envisagea de s'approcher, d'en attirer un dans son lit peut-être, pourquoi pas, cela faisait un an qu'elle ne baisait pas, mais elle savait que non, le désespoir se sent, et elle empestait. Elle vit des filles défiant le vent avec leurs maillots de bain. Elle attendit la pluie. Se laissa mouiller. Et quand sa longue chevelure se mit à s'égoutter sur son pantalon, quand l'eau froide coula dans son cou vers sa poitrine et son ventre, elle sortit de son sac son rasoir et s'entailla le bras avec précision, une, deux, trois fois, jusqu'à ce que le sang apparaisse, qu'elle ressente la douleur et quelque chose de semblable à un orgasme. »

Mariana Enriquez, une autre voix de l’Argentine qui parle aux morts, qui discute avec les esprits, qui frissonne dans le lit, qui bouffe de la viande crue… Un susurrement au milieu d’une dictature… « Si tu as faim, mange mon corps. Si tu as soif, bois mes yeux. » 

« Les Dangers de Fumer au Lit », Mariana Enriquez.
Traduction : Anne Plantagenet.
Sur une masse critique, 
Merci donc à Babelio et les éditions du sous-sol
pour cette mise en abîme des dangers de la cigarette...


Le mois LATINO, c'est (re)parti,
en Argentine !



« A cet âge, on a de la musique dans la tête, tout le temps, comme si on avait une radio greffée sur la nuque, sous le crâne. Un jour, cette musique baisse de volume ou simplement s'arrête. Lorsque cela arrive, on n'est plus adolescent. Mais ce n'était pas le cas, loin de là, à l'époque où on parlait avec les morts. La musique était alors à plein volume, et c'était celle de Slayer, Reign in Blood. »

6 commentaires:

  1. Ca a l'air bien sombre, me voilà très tentée !

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    1. Une tentation qui confirme m'ont envie de découvrir son roman, notre part de la nuit...

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  2. J'ai vu passer pas mal d'avis au sujet de "Notre part de nuit" de la même autrice mais j'ai été refroidie par les 800 pages du roman. Celui-ci est plus court, je crosi.

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    1. Les 800 pages me font également peur, Ici 250 pages plus raisonnables, 12 nouvelles, 6 morts, 1 bouteille de bière... Des chiffres plus accessibles. N'empêche "Notre part de nuit" continue également de me faire envie...

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  3. lol ! Les 12 nouvelles et la bouteille de bière me semblent accessibles...

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