mardi 27 juin 2023

Tu seras seule dans la grande nuit

"Me voici courbée sous les coups, mon front criblé de javelots d'angoisse, un naufrage dévale mon élan. L'au-delà chante et chante encore par-delà mes cris d'envol, lourd requiem que martèle la vie à l'orée de mes rêves, à l’embouchure de mes jours. Je remue mon ciel dans la poussière, je bois au fleuve des vertiges."
 
Tu seras seule dans la grande nuit, cette petite voix intérieure qui se répète. 
Tu seras seule sous les étoiles de Port-au-Prince, la ritournelle d’Haïti.
Tu seras seule.

Tête fêlée, une jeune adolescente.
Fleur d’Orange, une mère putain et alcoolique.
Papa, un gangster qui n’en est pas à son premier meurtre.
Silence, une fleur dans cette constellation.
Silence, une beauté, un sourire aux jambes caramélisées.
Silence, une femme qui s’est enfuie et dont Tête fêlée rêve de retrouver.
De l’autre côté du rivage.
De l’autre côté des vagues.
De l’autre côté de l’océan.
De l'autre côté de la nuit.

"La nuit pue l'ennui. Comme un cadavre qui n'a pas encore pris son bain, ça sent le rêve raté. Heurtée contre une tranchée de souvenirs, je braque le sommeil sans succès. La nuit parfois ne ressent aucune pitié, elle nous habite pour exiler toute paix et coloniser la porte des rêves. Ennui et vide s'octroient résidence dans l'esprit. Ainsi n'est-il plus de songe qui ne soit tissé de terreur."
 
Le soleil d’Haïti chauffe les êtres tellement qu’ils en deviennent fêlés. De cette terre qui n’est pas une terre mais un bidonville puant de merde et de désespoir, vit une belle âme à la Tête fêlée éprise d’amour dans cet immonde cloaque. Seule au milieu d’un enchaînement de violence, déchaînement de vents et de poussières, d’effluves nauséabondes et de vagues acérées. Seule dans la grande nuit. 

Une histoire d’amour sous le soleil. Une histoire de pauvreté, de misère, de sexe, de violence. Un instant de désespoir, si triste mais si beau. Des immondices de la vie nait la poésie. Celle de Jean d’Amérique, un nom bien haïtien pour un portrait peu glorieux de son île. Mais quelle île ! Elle est magnifique, si belle, si chaude, si fiévreuse. Mais quelle rage, quelle intensité, quelle émotion…
 
"Repaire de toutes vagues humaines où l'on ronge les nuits et leur mission de soleil, ce bar est un rivage au grand cœur, un ciel où des oiseaux en mal de branches dans la savane de la vie quotidienne viennent guetter un ailleurs. Ouvriers hantés par le supplice du travail, traînant la voix incendiaire du patron dans leurs carcasses cervicales même très loin de l'usine, la besogne pénible et le salaire de misère, étudiants qui en ont marre d'étudier, errants de tous les coins, abonnés de la chaîne bohémienne, chômeurs, électrons libres ou prisonniers de l'oisiveté, corps terrassés par le vide, jeunes gens à l'affût de chair neuve, célibataires à la recherche de regards d'autres délaissés, tessons de cœurs venus se recoller à l'horizon d'un verre, enfin bref, tout le monde se forge une place ici. Bazar de toutes les couleurs, de toutes les chaleurs.
C'est un peu la seconde maison du Seigneur des Entrecuisses, cet endroit. Il vient régulièrement pour escalader les portes de ses poumons, pêcher d'autres fleuves que le sang pour irriguer ses veines, mettre à jour son statut d'éméché puis se tirer par la fenêtre des illusions. Et ce soir, cloué autour de cette table encore une fois avec ses amis, il ne cherche qu'à dégainer l'arme capable de contrer les relents suffocants de la tristesse. D'un côté, un couple sirote de la bière, échange des sourires légers, comme par précaution, pour ne pas se frôler au fond. De l'autre côté, une jeune femme plonge sa tête dans un verre de whisky, vacille entre l'enfermement de soi et la brûlure d'un écartèlement, énonce sa solitude à regarder les passants qui s'invitent joyeux dans les battements des haut-parleurs, s'écorche le cœur à fixer sans relâche des ombres humaines qui, reliées d'une douce magie par les mains, disparaissent parfois pour de bonnes minutes dans la salle de danse ou dans les toilettes..." 

La nuit t’appelle. Tu seras seule. La solitude t’attend, tu seras seule la nuit. Les étoiles éclairent les coins sombres de la rue, un chat sauvage, le chant du vent. Tu seras seule dans la grande nuit. La violence coule sur le rivage, de vieilles seringues comme des coquillages. Des cris s’immiscent dans la nuit, ébats violentés et débats éméchés. Une jeune fille à la Tête fêlée découvre ce monde, immonde. Elle rêve, d’amour, de toujours. Mais il n’y a que des corps à chevaucher, enjamber encore. En corps et en cri, la nuit. Elle change de trottoir, nouvel abattoir : la nuit est en sang, indécent. Je veux mourir comme une étoile qui brille sous ce voile noir. Cruel, ce soleil.   

« Soleil à Coudre », Jean d’Amérique.
 

 
« Les objets m'étonnent. Une platine, des disques et des livres. Je soigne le tourne-disque, beaucoup plus de mon regard que de mes mains. Je tire au hasard, et Coltrane se lance sur la piste. Je débarrasse ma ceinture du flingue, m'empare d'un livre et m'assois sur le sol froid. Nulle beauté sur la couverture, ce n'est pas important car je ne me suis jamais intéressée aux visages. Je m'arrête sur la quatrième de couverture qui me dépossède de près d'une minute.
Le son se livre avec douceur, John Coltrane laisse au vent l'occasion de me dire quelque chose, il me souffle sa maladie de cuivre, ça me soigne, me transporte : Blue Train.
»

4 commentaires:

  1. Je ne savais pas que les cadavres prenaient des bains.
    La littérature peut vraiment tout.
    Moi en ce moment c'est la régalade avec le dernier Dennis Lehane qui risque aussi les images fortes, genre : avec son teint de pomme de terre bouillie ou son regard avait la couleur Ajax vitre. J'adore.
    C'est Le silence, une femme EXTRAORDINAIRE en personnage principal. Un page turner.

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    1. Hé oui... Même les cadavres prennent des bains (ça pourrait faire un bon titre de film, comme un hommage au cinéma des années 70). Surtout à Haïti...

      Ça fait longtemps que je ne m'étais pas plongé dans un Lehane. Le dernier lu devait être un épisode des Patrick Kenzie et Angela Gennaro... Le premier lu, une pure merveille, Shutter Island. Aussi puissant que le Scorcese, que j'imagine tu as du lire également...

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  2. Après Les cadavres ne portent pas de costard, Même les cadavres prennent des bains est un excellent titre en effet.

    Shutter Island est le seul que j'avais lu jusque là.
    Le silence : TRES RECOMMANDé !

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    1. Beaucoup de bien et de bruit autour de ce Silence...

      WTF, tu n'as jamais lu un Kenzie et Gennaro alors qu'un certain Casey Affleck a joué le rôle titre... Je suis déçu... Gone Baby Gone...

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