jeudi 16 mai 2024

Glens of Antrim

  Clara revient sur sa terre d’Irlande. Profitant d’une éclaircie, un court rayon de soleil entre deux gros nuages noirs, elle se promène, l’air d’oublier sa douleur, l’air marin d’un vent chargé en iode, jusqu’au bord de la falaise. Elle respire, plonge son regard tout en bas, dans l’écume blanchâtre qui fouette la rive sauvage. Lar y promène en même temps, son gros chien, le poil mouillé de ces pluies incessantes. Il s’approche de Clara, avec un triste pressentiment : tout corps au bord d’une falaise a envie d’y plonger. Mais Lar, au fond de lui, a le cœur et l’âme tout aussi meurtris…

« À mes pieds, aujourd'hui, la mer se teinte d'argent ; à dire vrai, la regarder plus d'une ou deux minutes me fait mal aux yeux. Tel un énorme animal elle rampe, des rides d'écume blanche se déplacent sur son dos fripé. Je ferme les yeux. Je sens sur moi la chaleur du soleil d'avril et tout de suite après la morsure de ce maudit vent d'est qui souffle d'on ne sait où ; des steppes de Russie, ai-je toujours entendu dire, mais j'ai pour principe de ne jamais croire ce qu'on me dit. Je pourrais rester là les yeux fermés indéfiniment, s'il n'y avait le vent d'est. Il s'engouffre dans mes vêtements et presse sa lame contre les cicatrices, contre les signes visibles de ma mutilation. Je serre mon manteau autour de moi. J'écoute les bruits de la vie normale derrière moi ; les mères qui appellent leurs enfants, l'aboiement des chiens, le pas d'un coureur isolé qui résonne avec un bruit sourd. »

  Ces deux personnes transpirent la tristesse. Je les regarde dans les yeux et je verse des larmes. Tavernier, verse-moi plutôt une larme de Connemara ! Sláinte ! A l’éternité ! Sentir la tourbe dans ce verre, dans ce pub au néon doucement illuminé. Clara et Lar assis à la table d’à côté, se tiennent la main, se regardent, s’écoutent. Dans un autre monde, il y aurait matière à écrire une histoire d’amour, sur le saxo de Candy Dulfer et la voix de Van Morrison. Mais là, je perçois trop de tristesse pour continuer à avancer, et c’est aussi ça qui est beau, puisque ce n’est que de la littérature, de sentir toute cette peine enfouie au cœur de chacun. Reste une histoire de deux solitudes qui se croisent au bord d’une falaise, presque prêts à franchir le pas vers le précipice. Et pendant ce temps-là, à l’extérieur du pub, il continue de pleuvoir, toujours et encore, comme la vie, comme le chagrin qui ne s’effacera pas.     

« C'est vraiment formidable d'être dans sa baignoire ; c'est un endroit sûr, calme, apaisant... tant que vous ne pensez pas à Charlotte Corday - mais, bien sûr, elle a agi dans des circonstances très différentes. Il est peu vraisemblable que Lar entre en douce pour m'égorger.
Les branches bruissent contre la petite fenêtre. J’irai les tailler un jour, quand il fera beau, sinon le soleil ne pourra plus passer entre les feuilles de la clématite et du jasmin lorsque viendra l'été, et cette pièce sera plongée dans l'obscurité. 
La mousse court le long de mes bras, disparaît dans l'eau. Un battement régulier, une mélodie soudaine, puis le saxo, ô mon Dieu, quel instrument ! Comment vivait-on avant l'invention du saxo ? 
Le piano. 
Se laisser glisser, tout au fond. C'est ça, prendre un bain, je me laisse glisser de plus en plus profondément dans l'eau qui m'enveloppe. 
Booodeeboooo. 
Ooooh, comment... 
La mélodie du piano à nouveau.
Roulades. Trilles. L'eau qui apaise. Le saxooo... 
Oui. Oh oui. 
Je me sens tellement... 
Vivante. Débordante de vie. 
Belle ? 
Je peux encore être belle. 
Oui. 
Peut-être serai-je... Oui. 
Rayonnante. 
Saxo... sensation de chaleur. Puis les drums. Étouffés, vibrant à travers l'eau... ohhhh, merveilleux. Je vais me redresser, jaillir de l’eau avec le solo de batterie. 
Il joue plus fort maintenant. Chasser l'eau qui me bouche les oreilles. Remonter à la surface. Vapeur, peau luisante, mousse. Il risque de faire froid en sortant. Les drums. Les drums. Oh, la barbe ! 
« Pour l'amour du ciel, Clara, on vous demande au téléphone. »

« Petite musique des adieux », Jennifer Johnston.
Traduction : Anne Damour.




4 commentaires:

  1. J'arrive. Forcément j'arrive. Mers d'Irlande, le Van, le Cave, le Connemara, Slainte.🎹🎷🎻 Forcément j'arrive.
    PS. Quand on connait Marat forcément aussi on pense à Charlotte.

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    1. Forcément, je n'écris sur L'Irlande que pour te voir arriver. Imaginer boire un verre, un air de sax', une voix qui couvre la pénombre. Slainte.

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  2. Finalement tu as choisi le piano et la voix de Nick. Idéal pour un enterrement et un chagrin qui ne s'efface pas. Hommage à l'Irlande, à un autre irlandais.
    Et voilà pourquoi je n'ai plus de baignoire depuis des décennies. J'ai toujours de voir débouler Charlotte.

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    1. Oui. le piano et la voix de Nick qui changea de mon habituel Van Morrison pour rendre par contre un bel hommage à l'Irlande...

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