jeudi 22 juin 2017

Les Travestis de Bariloche

Alors que le soleil burine la plaine balayée par le vent chaud, je me poste droit devant les barbelés de l’ESMA. Le regard qui me porte au loin, j’imagine, je sonde, j’écoute, le silence et le vent chargé de pleurs, de cris, de plaintes. Escuela Superior de Mecánica de la Armada, école militaire devenue célèbre pour avoir servi de centre de détention et de torture pendant les dictatures des années 70 et 80. Il y a cette grand-mère à côté de moi qui cherche du regard l’âme de sa fille disparue, à ses côtés son petit-fils, le héros de mon histoire.

Il est là devant moi, le regard également vers cet endroit de torture, sa mère a disparu, el hijo perdido. Il a un frère né en captivité et disparu également, du moins c’est ce que sa grand-mère prétend. Il pense aussi à sa copine Romina qui milite pour HIJOS* sans savoir réellement pourquoi. Elle est enceinte, mais partie… Alors, il erre dans les rues de Buenos Aires, à la recherche de son passé, de son frère. Il y croise une certaine Maïra, travesti dont il tombe éperdument amoureux. Elle disparait aussi. Dans d’étranges conditions. Mystérieuse Maïra est-elle une taupe, un indic de la police militaire, son frère ? Il dérive vers un monde paranoïaque où les travestis se font massacrés…   

« La filature a duré un bon moment. Maïra est rentrée dans un supermarché et en est ressortie sans avoir acheté quoi que ce soit. C’était peut-être une espionne ou quelque chose comme ça, un agent. Qui l’envoyait ? J’ai tout de suite vu un complot international destiné à en finir avec l’homosexualité dans le monde. Les travestis, en fait, était le moyen imaginé par les comploteurs – une gigantesque organisation-méduse clandestine – pour attirer et démasquer des homosexuels tièdes – peu visibles – et des bisexuels comme moi, les ficher, les localiser et, une fois les conditions réunies, couronner leur plan par une razzia sans pitié dont le but était d’éliminer tous les pédés de la planète. »

Il n’a plus rien, plus de famille, plus de maison, plus de bagages. Direction le Sud. Bariloche. A la recherche de Maïra, dans une quête initiatique où il espère retrouver ses amours, Romina et Maïra, où il espère découvrir même sa sexualité en même temps que son passé, son frère. Devenant à son tour travesti, il fera la connaissance d’El Aléman, une brute qui n’a rien à envier sur le plan de la cruauté aux vrais allemands qui se sont réfugiés au pied de ces Alpes Argentines. D’ailleurs est-ce lui le tueur de travestis de Bariloche ? 

Ce premier roman de Felix Bruzzone qui sonne comme autant d’heures sombres de l’histoire récente de l’Argentine possède des qualités indéniables, de rythme et de violence – oui je vois de la qualité dans la violence d’un roman, son côté anticonformisme probablement – et même un certain onirisme paranoïaque à suivre ce fils de disparu, tragédie argentine. La playlist associée à ce roman mélange le rock argentin à la suavité d’un chat argentin (El Gato) pour donner à l’imagination et à la fougue de cette quête une cadence encore plus effrénée. Mais entre deux pas de tango, je mets un bémol – et ne me dis pas qu’il n’y a qu’à Rio de la Plata où je fais escale que l’on ne danse que le tango. Sans savoir pourquoi. Je l’ignore, je m’interroge mais nul doute que je reviendrai vers cet auteur. D’ailleurs, j’ai son second roman, Solarium
  
« Puis je suis sorti, j’ai fermé à clef et je me suis mis en route sous le soleil de midi. Un soleil tiède, triste, mais qui, comme tout ce qui est triste, allait finir par passer. »

« Les Taupes », Felix Bruzzone.


* HIJOS : Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio (Enfants [de disparus] pour l’identité et la justice contre l’oubli et le silence). Cette organisation, créée en 1995, réclame le jugement des responsables, complices et bénéficiaires des exactions commises durant la dictature et la « restitution » publique des enfants nés en prison et adoptés abusivement – fait notoire de l’histoire argentine.


Et pour prolonger l'idée du livre les Éditions Asphalte proposent en collaboration avec l'auteur même, Felix Bruzzone, une playlist entre rock argentin des années 80, jazz et chanson brésilienne (Virus, Sumo, Stan Getz, Gato Barbieri, Chico Buarque...)

Encontrarte en lagun lugar
aunque estemos dustantes
tantos odios para curar
tanto amor descartable.
 



En Argentine, Virus a révolutionné le rock 
et reste énormément écouté plus de vingt ans après la disparition 
de son charismatique chanteur, Federico Moura, 
artiste provocant et hédoniste, mort des suites du sida. 

Même si la new-wave n'est pas une habituée
de mon registre, il m'a semblé intéressant
de présenter ce groupe fort de l'Argentine, d'autant plus
que ses paroles sont en
EXERGUE du roman de Felix Bruzzone.

Je poursuis le voyage avec le jeu du grand Stan,
dont je ne présente plus ici son nom,
tant il a fait et fait encore tant partie de ma vie
à la recherche de sa Lonely Lady....


12 commentaires:

  1. Quel plaisir que ces brasilianeries. Ca aussi c'est un fameux voyage.

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    1. Voyage autour d'une bière et d'une galette noire...

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  2. Cela semble une bien rafraîchissante histoire en effet.
    En tout cas je note et ressasse comme un mantra que tout ce qui est triste finit par passer. Quelle stimulante remarque qui m'a fait sourire de bien être. A vérifier.
    Qu'il est beau le Federico. Mais quand on s'appelle Moura...

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    1. ah Federico, une icone culte du glamour qui fit du rock comme un exutoire hédonique...

      Mais je ne serais pas aussi catégorique que lui concernant la tristesse. Peut-être, peut-être pas, la tristesse est en nous, plus ou moins profondément ancrée dans nos vies. Elle est en moi mais avec le sax de Stan, elle devient mélancolie. C'est toujours mieux la mélancolie à la tristesse...

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  3. toujours de surprenantes lectures (enfin, pour moi). Je ne peux m'empêcher de penser à cette BD racontant l'histoire d'un travesti pendant la 1ère guerre mondiale - mauvais genre c'est le titre

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    1. Pas vu, pas lu, mais il parait qu'effectivement, niveau roman graphique, ce mauvais genre est talentueux.

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  4. Encore une découverte pour moi, comme j'en fais bien souvent ici… (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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    1. Allons donc... des lectures assez conventionnelles où j'explore juste un peu plus l'Amérique du Sud...

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    1. si si, pas de mouais qui vaille. Il vaut quand même son coup d'oeil, pour qui veut explorer le plateau d'Argentine. Même si l'histoire m'a semblé un peu brouillonne, elle a son potentiel qui m'incite à découvrir son second roman, Solarium, à lire au bord d'une piscine, par une journée caniculaire.

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  6. Pour errer dans le passé argentin d'un homme en quête, ça me plaît...
    Pour cette qualité dans la violence qui rend compte des réalités d'une époque, géographiques, culturelles et psychiques, par le fait même, ça me plaît aussi...
    Pour "l'Amour", parce qu'il n'y a que ça de vrai :D
    Et pour Lonely Day au saxophone....
    Mais d'abord pour l'amour :P

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    1. l'amour, c'est quoi c'truc ?!!!
      la baise oui, surtout au son d'un saxophone, errer dans les rues argentines, Bariloche connais pas, des travestis, des putes, des argentines... ça me plait, ça... mais l'amour, c'est passé de mode, pas comme le jeu de Stan...

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