Cet
été. Le hasard d'une lecture fait que j'ai commencé ce roman le jour où je
découvris une photo de l'organisation Sea Shepherd montrant la vente
promotionnelle d'un requin-renard sur les étals d'un grand supermarché où des
mousquetaires jouent de l'épée. Une espèce protégée, il va de soi, qu'il est
donc interdit de pêcher mais visiblement pas interdit de vendre si elle a été pêchée
par « erreur ». Et ne serait-ce pas là le véritable problème que, à
travers cette société pourrie par l'appât du gain, l’entreprise ne s’offusque
pas d’afficher de tels étals sauf s'il y a quelques remous médiatiques…
Mais
je m’égare, et gare mon regard vers l’autre rive, l’océan est si grand, qu’il
me faut revenir au bouquin, et lui rendre hommage. Parce que je ne connaissais
pas l’écriture d’Alice Ferney, mais le sujet m’a depuis longtemps intéressé,
ayant notamment suivi les frasques et flibusteries de Paul Watson, fondateur de
cette ONG. Parce qu’à travers ce roman, il s’agit bien évidemment d’un hommage
au courage et à la détermination de cet homme qui à la barre de vieux rafiots
n’hésite pas à se mettre en travers de l’économie mondiale, de la toute-puissance des
états, et de ces impunis de la mer.
« Je
filme encore la mort et la violence du prédateur habile. Les hommes ont des
mains qui attrapent, qui tiennent l'outil : un couteau cisaille les
nageoires. L'aileron dorsal aussi est coupé, devenu ce piteux triangle de chair
sanguinolente, aussitôt suspendu à la corde de séchage, cessant de faire partie
du corps. L'œil de la bête mutilée paraît se dilater. Découpé vivant, le requin
ne meurt pas encore, inapte et condamné. Trois nageoires et un aileron. De lui,
il n'y a plus rien à prendre. Deux mains le saisissent par sa queue raccourcie.
Son corps tronc est jeté à la mer. Pendant un instant il semble voler dans
l'air bleu puis il entre dans l'eau et disparaît. J'imagine le sang s'échappant
des blessures. Secoué de convulsions vaines, le long corps fuselé descend,
coule à pic, ombre de lui-même, lui le nageur rapide, la terreur des océans,
devenu ce chicot de chair, cette dépouille remuante, muette et révulsée. Sa
gueule s'ouvre et se ferme comme pour appeler un secours inutile, envoyer un
message inaudible. Le sang tresse des rubans, colore des volutes que la bête
traverse au long de sa chute. Puis l'animal estropié se couche sur le fond,
n'en finissant pas d'agoniser, plus vivant que jamais dans sa mort à venir,
l'œil ouvert sur la transparence de l'eau et le sable blanc. A bord du
palangrier les deux hommes tirent la ligne vers la proie suivante. »
Comme
il est si bien écrit, la sauvagerie envers des animaux terrestres est
maintenant souvent réprimandée (même s’il reste toujours des progrès à faire,
notamment dans l’élevage intensif), mais en mer, les lois semblent être tout
autre. La raison en est presque basique : les poissons ne parlent pas, les
requins ne crient pas, les baleines ne hurlent pas. Leurs morts se font dans un
silence assourdissant, sans que personne ne bouge ou presque (je me mets bien
évidemment dans ce silence et cette inaction, puisque apparemment mon seul
militantisme est de m’abstenir d’acheter certaines boites de thon parce que
leurs pêches non sélectives ramassent dans leur filet, aussi bien des thons que
des requins…). Et des images fortes, le roman n’épargne pas mon œil de lecteur
avisé. Du sang qui coule, des amas de chair et de graisses qui s’écoulent,
l’œil d’un requin qui pleure, ce silence lourd si lourd si lourd si lourd qu’il
ne m’en est plus supportable. Rien que pour ces sensations, ce livre est
indispensable, histoire de ne pas oublier que les enjeux de la survie de notre
écosystème et de notre planète se jouent aussi loin de nos terres, à l’abri des
regards, dans les eaux froides et inhospitalières de l’océan. Dans des eaux silencieuses.
Je
reconnais, avec une certaine honte, autre époque autre mœurs, que, gamin, il
m’était souvent arrivé de prendre une soupe aux ailerons de requin dans les
restaurants asiatiques d’antan. J'ai donc contribué à ce massacre. Je reconnais, avec cette même honte, que si
j’ai peur des requins, c’est uniquement dû au film de Spielberg, « les
Dents de la Mer », qui à l’insu de son réalisateur a tant œuvré pour
l’extinction de toutes les espèces de requins. Mais voilà, je ne suis qu’un
bison silencieux, lui aussi – ouf – en voie d’extinction, ma voix compte si peu
dans cette société-là que j’admire celle de Magnus Wallace ou de Paul Watson.
Mais que ne donnerai-je pas pour plonger au milieu des requins ou pour
m’approcher dans le silence d’un kayak ces majestueuses baleines et ainsi me
sentir si petit face à la beauté de ce monde, le règne du vivant.
« Je
revoyais l'œil dilaté de l'animal pendant qu'un braconnier découpait son
aileron. J'avais détourné mon attention, anesthésiant mon regard, filmant
presque en aveugle, et c'était le silence de la bête qui m'avait ébranlé.
Donner de la voix, piailler, hurler comme le font les singes, c'était le
royaume de la terre. Ceux de la mer mouraient sans un bruit. Nous étions là
pour crier à leur place. »
« Le règne du
vivant », Alice Ferney.
Hello Bison. Je n'ai jamais lu Alice Ferney. J'aime bien Ketil Bjornstad. Mais surtout j'ai effacé malencontreusement ton message à peine lu. Tu me le renvoies si tu veux mais de toute façon je t'envoie avec plaisir L'Irlande dans un verre dès que tu me diras où je dois justement l'envoyer. Je ne te cacherai pas que j'arrive à un âge où je commence à donner à des bibliothèques mes livres, ceux que je n'ai pas trop aimés. Quant aux livres que j'ai aimés je commence à les donner aussi, mais uniquement à des gens que j'apprécie, que je les connaisse en chair et en os, ou plus lointains mais proches dans l'idée. A l'évidence tu en fais partie. L'Irlande dans un verre sera en de bonnes mains. Slainte my friend. A+.
RépondreSupprimerC'était mon premier Ferney, mais bien sûr pas mon premier Bjornstad, un fidèle compagnon que j'apprécie toujours autant d'écouter - et même de lire...
SupprimerPeut-être pas le dernier Ferney ;-)
RépondreSupprimer... et sans doute pas la première Tripel !! ^^
ah non... c'est loin d'être la première ou la dernière triple karmeliet...
SupprimerCe livre ça m’a fait un crisse de coup quand je l’ai vu affiché dans les mémoires d’un Bison, t’as pas idée. C’est sans doute le livre que j’ai pris entre mes mains le plus souvent, en librairie. Et à ce jour je ne l’ai encore toujours pas déposé dans ma bibliothèque. La peur, la rage, la révolte, la colère, un sujet qui m’interpelle plus que tout, je sais que je vais hurler en le lisant, ce sera insupportable, mais voilà que le moment est peut-être venu, que le cri d’Alice Ferney rejoint jusqu’à mes terres lointaines l’écho de ton billet qui lui rend hommage. Mon besoin de le lire est même pressant. Parce que le Règne des Vivants c’est choisir la Vie!
RépondreSupprimerJ'ai oublié de dire que la musique du grand Ketil Bjørnstad ma presque fait pleurer tant c'est beau...
SupprimerLes mots d'Alice sont durs, terribles, terrifiants, immondes, cruels... Mais on s'en doute avant de lire le roman. Cela ne peut-être que comme ça, la mer face à la cruauté des hommes...
SupprimerEt la musique de Ketil Bjørnstad vient adoucir ce monde-là, même si la musique en elle-même est tout aussi triste. Mais il y a des tristesses qui rendent heureux un homme, Ketil en fait partie...
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