jeudi 19 décembre 2019

Born on the Bayou


Le ciel devint noir, le silence impose sa loi. Seules les grenouilles continuent à jacasser leurs dernières soirées dans un marais infesté d’alligators. Les vents s’engouffrent entre les branches nues des arbres déracinés. Une pluie furieuse se déchaîne et s’enchaîne dans un rythme endiablé, Doug Cosmo Clifford à la batterie, une même furie. Une pancarte s’envole « La Nouvelle-Orléans par les Bayous ». Born on the bayou. John Fogerty chante dans ma tête, même dans les sombres vies, la musique reste mon salut. La terre est abandonnée à la sauvagerie de la nature. Je ne croise personne, à part quelques vieux et quelques nègres, abandonnés à leur sort. Et le vain espoir que le gouvernement leur portera secours. Ou la lucidité de n’être rien à leurs yeux. Juste des poussières de vie noyées dans ce torrent de boue qui se déverse dans les rues, abandonnées de toutes âmes, une ville fantômes sans ses musiciens ni mêmes ses putains.

« Moi, Josephine Linc. Steelson, négresse depuis presque cent ans, j’ai ouvert la fenêtre ce matin, à l’heure où les autres dorment encore, j’ai humé l’air et j’ai dit : « Ça sent la chienne. » Dieu sait que j’en ai vu des petites et des vicieuses, mais celle-là, j’ai dit, elle dépasse toutes les autres, c’est une sacrée garce qui vient et les bayous vont bientôt se mettre à clapoter comme des flaques d’eau à l’approche du train. »

Cela fait longtemps que les romans de Laurent Gaudé m’attendent. Je le sentais bien ce type. Sa plume incisive, son rythme sans relâche, son immersion dans les bayous, dans la Louisiane, dans l’ouragan même. Les alligators hachent leurs proies, un prêtre au hachoir qui se perd, un enfant perdu qui se noie, une vieille négresse à la peau fripée qui survit, la fierté dans son regard, la bonté dans son cœur. Ce roman, on pourrait en faire une chanson, comme un ouragan qui passait sur moi l’amour a tout emporté… Emportées les vies, sauf celles des nègres, restés.  


« je suis Josephine Linc. Steelson et, s'il le faut, je parlerai à l'ouragan et il fera comme les grenouilles du bayou, il m'écoutera et se mettra à chanter, parce que personne ne me résiste, c'est ainsi que je suis faite. Et s'il ne m'écoute pas, si celui-là est plus dur que tous les autres, alors que ce soit la fin, qu'il m'engloutisse, cela fait longtemps que j'attends. »

Le noir est tombé comme autant de bois centenaires, millénaires qui se sont couchés. Les survivants eux ne se sont pas couchés, emportés par la peur et la colère. Seuls les crocodiles, ou les alligators je ne sais plus trop, de toute façon c’est caïement pareil, ont trouvé cette liberté de nager dans les eaux boueuses de la ville, les cadavres des cimetières déterrés, des bouchées appétissantes en ces temps sauvages, mais les plus sauvages restent quand même cantonnés au genre humain, sans âme et sans remord. Cet ouragan, c’est un tourbillon littéraire qui emporte tout sur son passage, même la foi du lecteur, où le seul point positif de l’affaire est qu’il n’y a jamais eu de bisons en Louisiane, même dans des temps plus reculés que les bulletins météorologiques.  Le jour s’est levé, pleine de rhumatisme ou de vieillesse, Joséphine Linc. Steelson regarde le soleil pointer son cercle lumineux au-delà des décombres. Une négresse que je ne suis pas prêt d’oublier – comme les autres romans de Laurent Gaudé qui se sont cachés sous des réserves de poussière, des poussières de vie, de mort, qu’un autre ouragan pourrait bien emporter un jour ou l’autre, une nuit, avec ou sans lune, bleue ou noire.

« C’est chez moi ici. Les grenouilles me comprennent. Les lucioles m’entourent. Je parle aux jacinthes flottantes. Honte à ce pays que je porte sur les épaules et qui nous a oubliés. Honte à ce pays en lambeaux qui continue à cracher sur ses nègres. Je suis là, Josephine Linc. Steelson, et ce soir, c’est moi l’Amérique. »

« Ouragan », Laurent Gaudé.



12 commentaires:

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    1. toujours aussi bon de se repasser ces vieux airs...

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  2. Un livre magnifique que j'ai adoré mais dont je n'ai jamais parlé comme souvent...

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    1. Oui... magnifique... j'ai adoré (plus même)... Cela faisait longtemps que l'auteur m'attendait dans ma pal... C'etait un peu secrètement mon challenge 2019 de le lire enfin. Maintenant, je n'ai qu'une envie pour 2020, relire encore la plume de Gaudé... Et ça tombe bien, j'en ai plein en stock dans ma pal...

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  3. Gaudé c'est un très bon, j'en ai lu quatre ou cinq et beaucoup aimé Pour seul cortège, Le soleil des Scorta, les nouvelles des Olvier du Négus, Eldorado.

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    1. Quel grand écrivain, même si je ne juge que sur un seul bouquin. Prochain, probablement les Oliviers du Negus...

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  4. J'ai failli dire crocodiles, ou alligators c’est caïman pareil, mais je vois que nous avons les mêmes références.
    Tu me tentes bien avec ton Gaudé.

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    1. On a les références qu'on a...
      Et tu pourrais bien te laisser tenté par Gaudé... c'est du tout bon... de l'excellent même... C'est du Riesling vendanges tardives ! (parce que par moment, je trouve certains Gewurtz trop sucrés)

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  5. J'ai toujours aimé Laurent Gaudé, d'ailleurs, j'y reviens toujours et toujours...
    Quand j'ai besoin de moments de profondeur, de questionnements intérieurs. Quand la vie bascule et que j'ai besoin d'y trouver un sens. Quand j'ai besoin de retrouver le bayou, les alligators, les bars de jazz, musique d'une nuit bleue... c'est magique la Louisiane, divin.
    Les grenouilles continuent à jacasser? Et nous, nous rêvons de les faire frire dans la poêle avec un beurre persillé :D
    Oui, j'ai toujours aimé Gaudé <3
    Le soleil des Scorta est à compter sur les doigts d'une seule main. Coup de cœur et d'âme...

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    1. Les grenouilles n'arrêtent pas de jacasser. Un vrai débit à paroles, à croire qu'elles sont des origines québécoises...
      Ah, les bars à jazz, les alligators, les putains dans les bars à jazz, le rhum, les putains devant une coupe de champagne, les crocodiles... Jamais mis mes sabots dans le bayou, d'ailleurs, on ne voudrait pas de moi, trop de poussière et de tristesse pour cette contrée joyeuse et lumineuse, mais je crois que je m'y sentirais bien... C'est que j'ai vu toutes les saisons de Treme...

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  6. Allez, à la suite maintenant !!

    Sais-tu que Laurent Gaudé revient à la BAL en janvier ? ;)
    Mais je ne retournerai pas ; j'irai plutôt voir Valentine Goby...

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