lundi 27 septembre 2021

Les Larmes de Schubert

Annabelle, treize ans et déjà pianiste prodige. Sa voie est presque toute tracée, depuis des années, un long chemin devenu sacerdoce. Jusqu'au jour où la musique ne vient plus à elle. Elle ne ressent plus rien, n'y arrive tout simplement plus. La musique l'a quitté. Parallèlement, ses parents divorcent, un père souvent absent, imprésario d'une très grande pianiste, une mère très aimante, mais probablement trop. Le début de l'enfer pour Annabelle, ou la fin du monde, le sien, celui de sa famille, la musique oubliée.
 
Au début, presque sur ses gardes, Annabelle n'est pas très émue. La musique n'est pas une si grande perte, se répète-t-elle. Laissons-la aux gens doués qui ont du plaisir à exercer leur don. Mais, au mouvement lent que Lydia exécute avec un admirable legato, tout lui revient : le bonheur d'être assise au piano, d'arracher les notes du fond d'elle-même, de jouer avec tout ce qui l'habite et qu'elle ignore, l'in-nommable enfin nommé, la violence, l'isolement, la tendresse, la passion, toutes ces émotions si encombrantes qu'elle pouvait faire exploser sous ses doigts, avec son propre corps et un piano. 
 
Sur fond de "guerre" parentale, Annabelle se retrouve entre deux eaux. Elle se noie dans la baie du Saint-Laurent, plonge en apnée dans cette maudite vie. Ses notes perturbent, son silence aussi. Elle a envie de crier, mais contre qui, à part contre elle. Elle ne veut pas prendre partie, ne veut pas faire de mal ni à l'un, ni à l'autre, la sensibilité à fleur de peau, dans ces eaux troubles et glaciales où le blizzard du grand nord pique les yeux. Ferme les yeux, Anna. Belle au fond de toi, écoute tes larmes glisser le temps d'une mélodie de Schubert.
 
La nuit est tombée depuis un certain temps sur le fleuve quand il lui demande : "Tu veux venir avec moi, Anna ?"
C'est comme une pluie d'été chaude et douce dans sa gorge. Une pluie qui sent la terre brûlée de poussière, les feuilles déshydratées ; c'est le goût de ses larmes qui l'inondent du dedans.
 
Il y a des romans qui te bousculent, sans rien dire, petit à petit, tu sens l'émotion grandir comme pour un tune de Sting par exemple. Et puis là, sans prévenir, le choc. Tu ne t'y attends pas, comme un métro qui arrive soudainement, ligne verte, station McGill. Et pis là, tu comprends. Tu comprends que tu n'en peux plus, que tu ressens la tristesse de ces mots, que tu souffles entre les pages, parce que cette sonate de Schubert qui te berce au début, te rend inexorablement sombre et triste, que ton âme a basculé bien au-delà de toute résistance, là où la littérature se mêle à la vie, là où la musique reste ton seul refuge. Merci encore et désolé si les dernières pages du livre se retrouvent gondolées, mouillées par les gouttes salées de ma peine, des larmes de Schubert.
 
Cette sonate de Schubert, si difficile à exécuter, cet andante dont la coda extrairait des larmes aux glaciers, s'échappe sous ses doigts raides. Plus elle joue, plus le clavier l'aspire, happe tout son chagrin. Elle est enfin chez elle. Elle n'est plus que ce contact furtif et puissant qui touche une corde, suspend le son, vibre et réveille toutes les abominations créées sur terre et toutes les minuscules consolations qui tentent en vain de faire gagner l'espoir. Elle reprend le même andante à deux reprises, le visage tendu de souffrance, le souffle hachuré. 
 
"Annabelle", Marie Laberge


 
 

14 commentaires:

  1. J'aurai aimé entendre cet extrait de Schubert... c'est frustrant !

    Ben alors ?! :)

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    1. Beaucoup de sonates à écouter, beaucoup de pianistes à découvrir, beaucoup de mélodies à pleurer, bienvenue dans ma vie frustrée...

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  2. Je crois que le marque pages te demande de quelle sonate il s'agit. Me too.
    Schubert, ce n'est pas que la truite, je le découvre depuis quelques années, il est inspiré le garçon ! Je crois qu'il a dû écrire les pages les plus bouleversantes de la littérature musicale. Ça ne tire pas toujours les larmes mais le cœur palpite plus fort.
    Cela aurait pu être consolatoire pour la jeune héroïne.

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    1. Mais comme j'ai enlevé les marque-pages du roman, je ne saurai dire la sonate précise dont il est question. Cela dit, le gars semblait bien écrire la musique, donc on peut y pécher quelques beaux mouvements à faire palpiter le cœur - enfin pas trop vite non plus vu mon grand âge...

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  3. Annabelle, triste victime d'un couple toxique.... Schubert ne me tire pas de larmes, mais JS Bach, oui, assurément !
    Les pages gondolées, je penche plutôt pour des goûtes de bière (fraîche) ^^

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    1. Sache que je n'ai pas pour habitude de renverser des gouttes de bière... De toute façon, au final ce n'est que mon ressenti, donc pas grand chose.

      Pour Schubert ou Bach, je n'en connais pas assez. Je dirai donc que je suis plus sensible à l'interprète qu'au compositeur (même si je garde des préférences). Après, certaines interprétations de Led Zeppelin, peuvent me tirer des larmes. Mais là non, plus, peu importe si tu me crois ou pas...

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  4. Pour "connaître" un compositeur, c'est sûr que ça passe forcément par l'appréciation d'un "interprète", vu que la plupart de ces artistes sont disparus ! ^^

    Sinon, c'est toi qui parlais "des larmes de Schubert", et si elles sont tombées sur ces pages (de tes joues), c'est qu'elles devaient être vraiment abondantes.....
    Led Zeppelin, je n'en connais pas assez, et cela ne me peine pas

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  5. Il m'attend depuis un moment celui-ci ! J'attends le bon moment...

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    1. Tu trouveras le bon moment, j'en suis sûr. Mais prévois une boite de mouchoir à côté... pour tes larmes...

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    2. Avec toutes ses larmes, il pourrait se noyer dans sa mare à grenoUilles.
      Adieu les cuisses au beurre persillé...

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    3. une grenoUille doit savoir nager... dans une mare de larmes comme dans une mare de pineau...

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  6. J'aime l'oeuvre intégrale de Marie Laberge.
    Mais chez Annabelle, il y a un petit coup de coeur de plus, un attachement particulier à cette adolescene, une envie de panser ses souffrances, ses notes qui ne viennent plus, qui ne viennent même plus à guérir les maux de ses bouleversements intérieurs.
    Suis tombée amoureuse d'elle.
    Je l'ai relu, pour revisiter son histoire.
    Il y en a d'autres, de ses beaux romans, à découvrir <3
    Il faut des Kleenex pour la plupart d'entres eux. Mais comme pleurer te fait pas peur...

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    1. J'ai un autre Marie Laberge qui m'attend, le temps que je sèche mes larmes d'Annabelle... une magnifique histoire qui m'a bouleversé...

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  7. @Nad : merci encore pour cette belle découverte !
    Je ne t'oublie pas.... ;-)

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