jeudi 14 juillet 2022

Les Pupitres de Mon Adolescence


Les doigts posés sur le clavier, l’écrivain compose la mélodie de sa vie. Un vent souffle sur ses souvenirs faisant soulever la poussière blanche de sa rue. Le toit en tôle vibre, il s’installe devant son pupitre. Ses pupitres devrais-je dire, le pupitre de ses seize ans, le pupitre de ses dix-sept ans… le pupitre de ses vingt ans. Les premiers mots sur son adolescence.

Il ne se prenait pas pour un écrivain, ni même pour un poète. Pourtant, entre la poussière de Busan et de Séoul, il étanche sa soif de littérature. De belles références fleurissent son pupitre, à commencer par Baudelaire. Normal quand il est question de spleen, de suicide, d’adolescence. Il se tourne aussi vers la violence, le sexe, la drogue, les chiottes : Jean Genet, « le Journal du voleur ». Tout un coup, j’ai envie de le lire, moi aussi, ce roman, cet auteur. Autres références la poésie de Michaux, la philosophie de Schopenhauer, l’univers de Mishima. J’ai dix-sept ans, je me masturbe fiévreusement en pensant à la mort, en évoquant mon suicide, en écoutant le silence. Je vois cette poussière qui pique les yeux, je perçois ce toit sur ma tête comme la dernière planche de mon cercueil que l’on referme. Je regarde dans le miroir, à me demander quel chemin je dois prendre…     


« Jean Genet est un écrivain. Au moment où lui passe devant l'usine de sauce de soja en descendant du train après la classe c'est la voix de Genet qui le saisit. La nuit dernière, il a lu Le Journal du voleur.
Sa vie inverse la nuit et le jour : en classe, il dort, et après la classe, il passe toute la nuit à lire. C'est avec Le Journal du voleur qu'il a rencontré Jean Genet pour la première fois. Prison, fleurs, église, sexe, gare, frontière, drogue, matelots, port, toilettes, cérémonie funèbre, chambre malpropre... voilà de quoi parle Genet. Sa phrase « Nous pensions qu'il se tromperait de chemin dans le miroir » l'accompagne sans arrêt depuis la gare, elle marche avec lui le long du mur d'enceinte de l'usine. « Le chemin dans le miroir... » dit-il et pense-t-il. « Se tromper... de chemin... dans le miroir... » murmure-t-il avant de pousser, comme d'habitude, la porte en tôle. Sa mère, occupée à faire la lessive à la pompe, lui adresse la parole et envoie balader « le chemin dans le miroir... »  

Entre les somnifères et les lilas qui fleurissent, l’écrivain qui n’est pas encore écrivain ni même poète a dix-huit ans devant son pupitre, il découvre les plaisirs cachés de son quartier, ces maisons brinquebalantes qui puent la pisse et le stupre où des jeunes femmes te caressent du rose de leur bouche ton sexe bandant. Il s’adonne au sexe, il se donne à ces femmes. Il livre son corps et son âme. Ses livres sentent l’âme russe, Dostoïevski. Il brûle de passion, meurt à chaque éjaculation. De sa maison, au-delà du toit, au-delà des murs, au-delà de la poussière, il voit les courbes de la ligne de chemin de fer siffler à travers les collines. Il l’entend d’ailleurs, entre les gémissements de sa vie, il est en retard, lui, le train, il court pour rejoindre le collège, s’avancer dans le bleu du matin, au chant du coq et des criquets.

« La nuit, personne n'est aussi fort que la mer. Quand les dos fatigués se posent les uns après les autres sur le plancher de chaque chambre, le temps s'arrête et le silence s'installe. Lui aussi s'accroupit en murmurant, tel un ver à soie, ou un débris sombre et informe, ou encore un intérieur d'utérus - telle la mer... Le silence et l'obscurité sont si lourds que toutes les chambres ressemblent à un cercueil de pierre. Dans ces cercueils s'endorment des débris qui n'ont pas d'âme. »

Le train s’enfuit dans la nuit, la chaleur retombe, la poussière se pose à terre. J’écoute le silence dans sa chambre. L’écrivain se revoit devant ses pupitres, se demande si sa maison d’enfance est toujours debout avec son toit en tôle qui donnait l’impression de s’enfermer dans un cercueil, si le quartier des plaisirs n’a pas succombé aux différents tremblements de terre et autres incendies. Il prend un taxi et retourne au collège, les lieux ont bien changé, le temps aussi a changé. Il a bougé, sorti du passé comme on sort de la forêt de peupliers entre sa maison et le collège. Seul le bruit du train est immuable et la poussière qui s’envole de la route, qui colle à sa vie, à son âme, à ses « Putains de Pupitres ! ». Les pupitres de mon adolescence.

« Putain de Pupitres ! », Bum-shin Park.
Traduction : Kwang-dan Ko et Eric Bidet.


« Cette nuit-là, en s'enfonçant petit à petit dans le tunnel du sommeil, il se branle violemment dans l'espoir de résister : le sommeil n'est qu'une imitation de la mort, non la mort elle-même. Sa queue se tient bien droite, majestueuse, comme son index posé sur le galet. Elle a l'air de vouloir mourir : « Tuez- moi ! Violez-moi ! » C'est à lui de la violer et de la tuer. Il pense que le processus de la masturbation est justement celui de la vie et de la mort. La queue s'arme d'une volonté aveugle et se dresse pour pouvoir ensuite retomber. La volonté aveugle n'est qu'excès et laideur ! Elle est si laide qu'il en a la nausée. Les projections souillent son bas-ventre, sa queue elle-même, ses couilles et le duvet léger de son pubis : il s'en enduit la poitrine et le visage. Il est sur le point de vomir, mais se retient. D'être ainsi sali, ça l'apaise. Finalement il s'endort. »

10 commentaires:

  1. De Genet, je te conseille la lecture de Querelle de Brest puis le visionnage du film de Fassbinder... ;)

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    1. Merci de ce conseil, petite grenouille, toujours de bon conseil. Pour qu'un auteur coréen semble si bouleversé par la lecture de Genet, il faut vraiment que je m'y frotte aussi et tâte cette littérature de plus près....

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  2. Je me souviens de mes pupitres et de certaines inscriptions sur le bois. Je me rappelle mes 17 ans et mon regard très inquiet sur l'avenir ...  d'autant plus quand tu n'as plus tes parents... "surtout ne pas se planter, faire les bons choix " oui c'est très angoissant quand il n'y a personne pour te guider, te conseiller, te rassurer... et puis Jim Morisson & cie rajoutent beaucoup à ce sleep ...

    Enfin je voulais pas casser l'ambiance hein ! Ce livre ou plutôt l'ambiance qui y règne me parle, me ramène à des époques anciennes même si à 17 ans je ne connaissais rien au sexe et la branlette encore moins ...

    Décidément comme dirait mon  ami Arthur "on est pas sérieux quand on a 17 ans "

    Bon ok je sors ;-)

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    1. T'inquiètes, il y a longtemps qu'il n'y a plus d'ambiance par ici... Ce roman est universel. Il parle du spleen, de la poésie, de la vie et de la mort... de l'adolescence, quoi... Donc il parle à tout le monde qu'on ait 17 ans ou deux fois plus... Comme Jim...

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  3. Voilà qui semble intéressant. Je ne connaissais pas! Décidément cette vie depuis ces pupitres d'ado oscillent bien de gauche à droite ...
    Merci Bibison pour cette découverte !

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    1. une superbe découverte. un putain de roman méconnu.

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  4. Des effluves d'adolescence, qui se frottent à Baudelaire, Genet, Mishima, Dostoïevski...
    À 17 ans, je fantasmais sur Roch Voisine, les bains de jello, les orgies de sirop d'érable...

    À chacun son époque, ses repères, ses fantasmes. Je me sens bien petite soudainement... ^^

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    1. Et tu voulais t'appeler Hélène...

      Les bains de Jello ? WTF ! je connais pas ce truc, moi...

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  5. Tu sais pas ce que tu manques ^^

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