dimanche 24 juillet 2022

Danzas Andaluzas


Assis sur un banc en plastique d’un blanc sale, je regarde par la baie vitrée la neige tomber sur le tarmac de l’aéroport de Pittsburg, Pennsylvanie. Rien qu’à cette vue, j’imagine une chanson, un blues triste et mélancolique, une petite guitare ou deux qui grattent derrière l’oreille. Le regard comme hypnotisé vers l’extérieur, la neige se couche presqu’à l’horizontal, le blizzard se déchaîne contre l’immense fenêtre. Il va y avoir du retard dans les départs, espérant que mon avion ne soit pas annulé, maigre consolation le bar de l’aéroport semble ne jamais baissé rideau, accueillant des gens épuisés, traînant leur spleen ou leurs solitudes à toute heure, en toutes langues.

« - Quand même, qu'est-ce que je ne donnerais pas, là, maintenant, pour un bon demi de bière Mahou avec beaucoup de mousse, à la brasserie Santa Bárbara de Madrid par exemple, avec des amandes grillées bien salées et une assiette de coques... Ça, et une fille, les deux meilleures choses de la vie, le paradis sur terre. »

Après trois gobelets de café lyophilisé au goût si acide qu’il écorche une grimace à mon sourire défait, je décide de prendre position, table du fond, le dos tourné à la tireuse à bière, le regard toujours plongé vers cette nuit sombre qui accueille ses flocons de neige blanche. A côté, je les entends parler, deux espagnols volubiles et enjoués. L’un, Marcelo, entrepreneur et homme d’affaire, file sur Miami, son soleil et ses filles en bikinis, belles comme des Andalouses. L’autre, Claudio, professeur de littérature, attend son avion pour Buenos Aires, sa pampa et ses filles caramélisées, souriantes comme des Argentines. L’un boit une Mahou cinco estrellas, l’autre une Quilmes. Dans leur conversation, il est question d’une femme, il est toujours question d’une femme avec les hommes. Et d’un hôtel. Un hôtel désuet mais avec du charme à Buenos. Et une femme, la plus belle femme qui soit, celle qui vous hante à jamais comme un esprit diaphane venu s’allonger près de ton corps nu d’entre les draps. Elle s’appelle Carlota, mais en fait peu importe son nom. Elle est là et se rappelle à votre mémoire à chaque jour de votre putain de vie.       

« Il m'a semblé qu'en plus de ses yeux elle me regardait avec ses seins dont les mamelons étaient très grands, comme des fraises, Claudio, et presque de la même couleur... »

Je l’imagine cette Carlota, ses seins, ses fesses, ses jambes, éloges de la douceur. Je la vois cette Carlota, son sourire, son parfum, éloges de l’envie. Comme une certaine fragrance du désir. La tempête se calme, les avions reprennent leur danse au milieu des étoiles. Je finis ma bière, il est temps que je prenne également mon envol vers d’autres cieux, toujours plus sombres. Direction Buenos Aires, un congrès sur Borges. Je descendrai à cet hôtel au charme authentique, ses poussières et son ascenseur avec liftier et je verrai cette femme, Carlota Fainberg, une beauté à mettre en exergue des mémoires de ma vie. Et demain, j’assisterai à la conférence, un programme alléchant, « From Aleph to Anus : Faces (and feces) in Borges. An attempt at Post-colonial Anal/ysis ». C’est que j’apprécie tout particulièrement la vulgarisation de ce genre d’anal/yse b/anale. 

« Faire le voyage de Buenos Aires et écouter des tangos au Viejo Almacen, c'était le désir de sa vie, son rêve le plus cher, comment dire, comme pour un Japonais d'écouter le concerto d'Aranjuez à Aranjuez. »

Je ne suis pas japonais, mais je me demande aussi ce que serait d'écouter le concerto d'Aranjuez à Aranjuez. Je me lève, finis la dernière goutte de mon verre, l’esprit à nouveau perdu dans la lune qui fit son apparition furtive sur le tarmac de l’aéroport de Pittsburg, Pennsylvanie. Une hôtesse de l'air passe furtivement devant moi, le sourire accrocheur. Les deux espagnols ont laissé El Pays International, je jette un œil sur les news mais mon œil se fixe sur la date du jour, un jour saint, des seins, un dessein. Bonne fête à toutes les Cristina, les Andalouses et les Argentines.
 
« Carlota Fainberg », Antonio Munoz Molina
Traduction : Philippe Bataillon




4 commentaires:

  1. Je connais mal tout cela. Mais tu parles toujours si bien d'Amérique du Sud, de bières, de blues, et des femmes que j'ai envie de me laisser séduire. Je zapperai la conférence Borges. Mais pour Carlotta ou Cristina je suis partant. Seul problème, tes illustrations musicales parfois, avec des gars comme Paco et Al, me donnent envie d'éventrer Gertrude (c'est ma 🎸 mais je crois que tu le sais).

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    1. Aahh... Gertrude... Est-ce qu'elle chante aussi bien que Lucille... Il parait que c'est pas le meilleur Antonio Munoz Molina... Mais il est arrivé à m'embarquer tout de même de Pittsburg à Buenos Aires... Quand à Paco et Al, tiens il manque john...

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  2. Muchas Gracias por el billete, la historia, la cerveza Quilmes, Aranjuez y Paco. Besos Gringo :)

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