Ô toi qui a lu le « Nostromo » de Joseph Conrad, tu rentreras de plein pied dans la boue de ce roman. Et même si tes sabots ne sont pas encore crottés par cette première aventure, le regard neuf porté vers cet imaginaire, tu t’engouffreras dans cette « Histoire secrète du Costaguana » comme certains enfouissent leur tête dans un tonneau de vieux rhum colombien. Vierge ou presque de Conrad (au cœur des ténèbres), je suis. Vierge ou presque de Vasquez (le bruit des choses qui tombent), je suis également. Mais parce qu’il faut vivre, je m’enfonce dans la forêt vierge, moite, humide, boueuse, des moustiques aussi gros que des éléphants. Dans cette jungle verdoyante et hurlante, des cris de détresse, animal ou humain, je pars à la grande Aventure, celle qui transporte une âme, transforme un pays. Aux prémices, il y a deux hommes, don Miguel Felipe Rodrigo Lázaro del Niño Jesús Altamirano et Teodor Józef Konrad Korzeniowski, plus communément appelé Miguel Altaminaro et Joseph Conrad, le journaliste détenteur de la vérité face à l’écrivain-marin usurpateur, car n’allez pas croire un traitre mot de ce Nostromo…
« Mon histoire commence en février 1820, cinq mois après l'entrée victorieuse de Simón Bolívar dans la capitale de mon pays libéré de fraîche date. Toute histoire a un père, et celle-ci commence avec la naissance du mien, don Miguel Felipe Rodrigo Lázaro del Niño Jesús Altamirano. Connu de ses amis comme le Dernier Homme de la Renaissance, Miguel Altamirano est né à Santa Fe de Bogotá, ville schizophrène que j'appellerai désormais indistinctement Santa Fe, Bogotá ou Cette Foutue Ville. Au moment même où ma grand-mère tirait violemment les cheveux de la sage-femme et poussait des cris qui épouvantaient les esclaves, à quelques pas de là, on édictait la loi qui permit à Bolívar, en qualité de père de la patrie, de choisir le nom de ce pays tout juste sorti du four et de le baptiser solennellement. La république de Colombie - pays schizophrène appelé par la suite Nouvelle-Grenade, puis Etats-Unis de Colombie et même Ce Foutu Pays - était donc encore un nourrisson, et les cadavres des Espagnols fusillés n'avaient pas eu le temps de refroidir. Mais hormis la cérémonie superflue de ce baptême, nul autre fait historique ne marque ou signale la naissance de mon père. Certes, j'avoue avoir été tenté de la faire correspondre au jour de l'indépendance. Il m'aurait suffi pour ce faire de la reculer de quelques mois à peine. (Je ne peux m’empêcher à présent de me demander si cela aurait dérangé quelqu'un ou même si quelqu'un s'en serait aperçu.) En vous faisant cet aveu, j'espère ne pas démériter de votre confiance. Chers lecteurs et jurés, je sais que je suis enclin au révisionnisme et à la mythographie et qu'il m'arrive de m'égarer, mais je reviens toujours au bercail narratif, aux règles complexes de l'exactitude et de la véracité. »
Je te parle d’un temps bien lointain, dans une lointaine Colombie, à l’époque même de la Grande Colombie où des diplomates français, Ferdinand de Lesseps à sa tête, tentèrent de percer l’isthme de verdure, le fameux canal de Panama et relier ainsi les deux océans. Fiasco total, Panama n’est pas Suez. Mais alors que les engins sont laissés à l’abandon comme des dinosaures dans un parc à thème, la vie continue, la Colombie se bouscule, le rhum coule et le Panama fait sécession, prenant son indépendance de la Grande Colombie qui du coup ou de fait deviendra plus petite. Tu me diras que j’écourte l’histoire mais écoute, cette histoire elle ne s’écrit plus, elle se lit, elle est là devant tes yeux sur ces quelques pages, la grande vérité celle d’Altaminaro, celle de Conrad. Il y a de l’amour, il y a de la fièvre – souvent jaune, des orgasmes et le grand savoir de l’ingénierie française. Bien sûr, elle est exigeante, ne va pas croire que creuser la roche dans ce pays-là sera de tout repos, elle nécessite u temps, de la compréhension et des digressions. L’auteur digresse énormément, avec amusement, avec curiosité, sa manière à lui de t’interpeler et de te raconter son conte comme un mythe. Du coup, pour garder le plaisir intact, je me tape un 12 ans d’âge, raffiné et généreux. Sorti de son contexte, je sens tes yeux révulsés d’horreur face à cet acte assumé de pédophilie. Alors je le replace dans son contexte, un Dictador de 12 ans, rhum colombien à la teinte topaze aux éclats ambrés. Des saveurs vanillées, florales, épicées et boisées… Belle vivacité, j’en attendais pas moins pour un 12 ans d’âge. Et voilà donc que moi aussi je digresse…
« La fièvre jaune continua de tuer sans relâche, décimant surtout les Français arrivés de fraîche date. D'après l'évêque de Panamá, c'était une preuve suffisante pour dire que le fléau faisait des choix, qu'il était doué d'intelligence. L'évêque décrivit une grande main qui arrivait le soir chez les dissolus, les adultérins, les buveurs, les impies, et emportait leurs enfants comme si Colón avait été l'Egypte de l'Ancien Testament. « Les hommes à la morale irréprochable n'ont rien à craindre », déclara-t-il, et ses paroles rappelèrent à mon père les vieilles batailles contre Echavarría, à croire que certains épisodes de sa vie se répétaient avec le temps. Puis don Jaime Sosa, cousin de l'évêque et administrateur de la vieille cathédrale de Porto Bello, relique de l'époque coloniale, déclara qu'il se sentait mal, qu'il avait soif, et on l'enterra trois jours plus tard, bien que l'évêque en personne l'eût baigné dans une solution composée de whisky, de moutarde et d’eau bénite. »
L’exigence, le maître mot de ce récit, à suivre sur toute sa longueur. Sais-tu que je me suis aussi pris d’amour pour un certain Don Papa de Masskara. Là encore tout est dans le contexte, tu es maintenant prêt de m’accuser d’homosexualité, même si ce n’est pas dérangeant au regard de la pédophilie, mais là encore je m’égare dans le calamansi et le siling labuyo. Encore une de ces digressions, les Philippines sont si loin de la Colombie, pourtant j’imagine déjà le polonais Konrad voguer parmi quelques pirates de ces mers, peut-être pour quoi pas jusqu’à la route des Caraïbes… Et pendant que je suis affalé dans mon fauteuil en cuir taupe avec mes bouteilles de rhum, l’indépendance du Panama se joue pendant la guerre des mille jours qui dura mille cent trente jours, il faut toujours être précis en histoire, comme en statistiques, ou en contexte, même avec les digressions nécessaires à captiver l’auditorat ou en l’occurrence ici le lectorat. Des Aventures comme celles-ci, tu en vivras peu, alors n’oublie pas le rhum, nécessaire à toute histoire de Colombie.
« A 18 h 05, la manifestation révolutionnaire envahit peu à peu les rues de Panamá. Des cris collectifs s'élèvent : « Vive le Panamá libre ! Vive le général Huertas ! Vive le président Roosevelt ! » et, surtout : « Vive le canal ! » Les militaires gouvernementaux, alarmés, chargent leurs armes. L'un d'eux, le général Francisco de Paula Castro, se fait surprendre, caché derrière un cabinet malodorant, le pantalon bien relevé, les boutons de son uniforme bien logés dans leurs boutonnières, de telle sorte que l'excuse qu'il avance (il a parlé de désordres intestinaux) perd toute crédibilité Pourtant. par la magie du langage, le fameux Francisco est entré dans la postérité comme étant le général peureux qui «s'est chié dessus ». 20 h 07: le colonel Jorge Martínez, aux commandes du croiseur Bogotá, ancré dans la baie de la ville révolutionnaire, apprend ce qui s'est passé sur la terre ferme et envoie au docteur Manuel Amador, leader des Insurgés, le message suivant: «Ou vous me remettez les généraux, ou je bombarde la ville de Panamá. » Amador, ému par la révolution, perd contenance et répond : « Faites donc ce qui vous sortira des couilles. » 20 h 38: le colonel Martínez examine ses couilles et les trouve pleines d'obus de quinze livres. Il s'approche de la côte, charge son canon et tire neuf fois. Le premier obus tombe sur le quartier d'El Chorrillo, touche Sun Hao Wah (un Chinois qui meurt sur le coup), à quelques mètres d'Octavio Preciado (un Panaméen si effrayé qu'il a un infarctus). Le deuxième obus détruit la maison d'Ignacio Molino (Panaméen absent de chez lui à ce moment-là) et le troisième s'abat sur un immeuble du 12, rue Oeste, fauchant la Vie de Babieca (panaméen, cheval percheron). Les obus quatre à neuf ne causent plus aucun dégât. »
« Histoire Secrète du Castaguana », Juan Gabriel Vasquez.
Traduction : Isabelle Gugnon.
Ah, tu fais vraiment envie, merci.
RépondreSupprimerFaut aimer les digressions, mais moi, celui-là, je l'ai trouvé passionnant...
SupprimerJe retiens.
RépondreSupprimerJe retiens le rhum, je retiens aussi l'Histoire et l'envie de découvrir enfin J.G. Vasquez.
RépondreSupprimerJ'ai bien dû croiser du regard ce bruit des choses qui tombent cent fois...
personnellement j'ai préféré c'est histoire secrète mais beaucoup préfèreront le bruit des choses ou un autre... Je sais pas pourquoi mais j'ai adoré cette histoires avec tant et tant de digressions, de quoi alimenter mes bouteilles de rhum de voyages et de souvenirs...
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