jeudi 17 novembre 2022

A poil


«
 
Il y a chez l'homme qui construit sa propre maison un peu de cet esprit d'à-propos que l'on trouve chez l'oiseau qui construit son propre nid. Si les hommes construisaient de leurs propres mains leurs demeures, et se procuraient la nourriture pour eux-mêmes comme pour leur famille, simplement et honnêtement, qui sait si la faculté poétique ne se développerait pas universellement, tout comme les oiseaux universellement chantent lorsqu'ils s'y trouvent invités ? »

C’est au printemps de l’an de grâce 1845 que je me retrouve, ici, seul dans les bois, à Concord, Massachussetts. Un lieu parlant pour tout amateur de littérature américaine. Une cabane en bois, construite de ses propres mains, au bord de l’étang de Walden. D’abord, la hache, je la pose à mes pieds. Il me faut en premier lieu comprendre le lieu. Regarder le soleil, regarder la lune bleue, sentir le vent et ses fragrances cheminées afin de définir les délimitations de son petit lopin sur lequel terrasser sa nouvelle vie. Maintenant, je prends ma hache, relève les manches de ma chemise à carreaux, en mode bucheron même en c’temps-là, et commence à couper quelques arbres. Mais avant, je sens leur écorce, je caresse leur mousse, je parle à leur sève, pour demander poliment si je peux l’abattre, son cycle est ainsi fait, dans le respect des bonnes manières, vous avez-dit une bière ? Au bout d’une heure, et d’un soleil brillant, le corps en sueur, j’enlève ma chemise, attention les filles, ne vous évanouissez pas tout de suite vous n'avez pas fini de me lire, afin de continuer mon dur labeur. Car de tout temps, tout labeur se fait dans la difficulté et la sueur. 

« Quelquefois, par un matin d'été, ayant pris mon bain accoutumé, je restais assis sur mon seuil ensoleillé du lever du soleil à midi, perdu en rêve, au milieu des pins, les hickorys et les sumacs, au sein d'une solitude et d'une paix que rien ne troublait, pendant que les oiseaux chantaient à la ronde ou voletaient sans bruit à travers la maison, jusqu'à ce que le soleil se présentant à ma fenêtre de l'ouest, ou le bruit de quelque chariot de voyageur là-bas sur la grand-route, me rappelassent le temps écoulé. Je croissais en ces moments-là comme mais dans la nuit, et nul travail des mains n'en eut égale le prix. Ce n'était point un temps soustrait a ma vie, mais tellement en sus de ma ration coutumière. Je me rendais compte de ce que les Orientaux entendent par contemplation et le délaissement des travaux. En général je ne m'inquiétais pas de la marche des heures. Le jour avançait comme pour éclairer quelque travail mien; c' était le matin, or, voyez! c'est le soir, et rien de remarquable n'est accompli. Au lieu de chanter comme les oiseaux, je souriais silencieusement à ma bonne fortune continue. »

Maintenant que j’ai assemblé ensemble mes rondins, mis un toit et fini ma pièce qui servira, de chambre, de cuisine, de bar et de bibliothèque, je me rends compte que j’ai oublié les chiottes. Tant pis, j’irai pisser contre un arbre, la nature, et me laverai directement dans l’étang au milieu des poissons qui fourniront également un peu de mon diner, de temps en temps. Pécher, cueillir, chasser et semer. Je prépare, la saison s’y prêtant, à faire pousser quelques haricots et plans de maïs. C’est aussi ça la nature, apprendre à recevoir ce qu’elle veut vous donner, en échange d’un soin particulier à travailler la terre, à y mélanger son compost naturel et sa sueur. Et ainsi, je pourrais aller en ville, échanger quelques barquettes de mûres cueillies de ci de là, contre un bon vieux whisky, le temps de distiller le mien. C’est l’économie de marché. J'installerais même trois chaises et peut-être voudras-tu être mon invité(e).

En attendant, je me pose sur ma terrasse, un vieux rocking-chair, avec un bouquin et un verre, et je lis, je bois, je regarde les étoiles, complètement à poil, comme un retour à la nature, sans chaussettes dans le Massachussetts.

« Un lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage. C'est l'œil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature. Les arbres fluviatiles voisins de la rive sont les cils délicats qui le frangent, et les collines et rochers boisés qui l'entourent, le sourcil qui le surplombe. »

Et maintenant que je suis presque installé, il ne me reste plus qu’à balayer toute la poussière autour de moi. Une poussière qui va pis s’en va, pis revient, Alors je continue de balayer, une vie sans fin. Entre temps, je regarde le soleil se coucher, je bois une bière en compagnie des étoiles, ces âmes endormies au-dessus de ma tête. J'observe le silence de ma vie. Je balaye la poussière, je rebois une bière. Je sors un livre de ma bibliothèque, prend une nouvelle bière, Henry David Thoreau, un roman d’un autre temps qui n’a pas pris une ride, Walden ou la vie dans les bois, une œuvre bien plus poétique que la poussière de ma vie, tout aussi enivrant que les bibines que je m’enfile en regardant, les yeux baissés, la lune bleue qui illumine toujours mes nuits. Et ainsi sous son regard absent, je m'étends nu dans l'étang de Walden. Et j'écoute les silences de ta vie.   

« Que de jours d’automne, oui, et d’hiver, ai-je passés hors de la ville, à essayer d’entendre ce qui était dans le vent, l’entendre et l’emporter bien vite ! » 

« Walden ou la Vie dans les Bois », Henry David Thoreau.
Traduction : Louis Fabulet.

Tous à poil,
complètement à poil,
comme les animaux...




7 commentaires:

  1. Emprunté par une me des collègues au collège (lorsque j'étais à Amboise), il lui était tombé des mains... Alors je n'ai pas eu envie de le découvrir. Pas assez l'âme sauvage ou hermite...

    J'en suis restées aux jolies sentences de mes 17 ans, découvertes avec "Le cercle des poètes disparus" :-))

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. pas besoin d'être ermite ou sauvage pour aborder ce livre - qui m'a fait un peu peur au début. Peur estompée dès les premières pages par la qualité de la plume et ses thèmes encore d'actualité. Il s'agit plus d'un traité sur l'économie et la philosophie que sur la nature ou la solitude...

      Supprimer
    2. Traité.... Economie... Philosophie... Pas mieux. Pas trop "fan de" en littérature.

      Supprimer
  2. Je ne me rappelle pas avoir lu Walden, mais bien La désobéissance civile, et aussi (tout récemment), son De la marche que j'ai trouvé nettement trop "philosophique" pour moi...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je pense qu'il est moins philosophique que De la marche (en tout cas, c'est mon ressenti tout en ne l'ayant pas lu). Walden, c'est un mélange de "roman" et de traité "économico-philosophique" et se lit parfaitement bien, presque comme un roman sur certains passages, un peu plus ardu sur d'autres...

      Supprimer