samedi 2 mars 2024

Blue Budd


« Ce que personne n’a jamais su, ce mystère dont on ne parlait pas le dimanche après le match, autour d’une bière fraîche, cette sensation que les vieilles tentaient de décortiquer le soir, enfouies sous les draps, ce poids, cette horreur planquée derrière chaque phrase, chaque geste, couverte par les capsules de soda, tachée par la moutarde des hot-dogs vendus avant les concerts ; cette peur insupportable, étouffée par les familles, les écoliers, les chauffeurs de bus et les prostituées, ce que personne n’a pu savoir, c’est ce que Thomas avait ressenti quand le flic aux cheveux gras était venu lui passer les bracelets, en serrant si fort son poignet que le sang avait giclé sur la manche de sa chemise.»

Que s’est-il passé ce jour-là pour Thomas Hogan, dans ce coin reculé d’une Amérique profonde au temps trépassé ? Personne ne le sait. Personne n’a jamais su… Spoiler Alerte : j’ai croisé Thomas au Blue Budd, des tables de poker, des courtisanes à la poitrine dressée fièrement, des crachats et des tabourets cassés, des bouteilles de bières et quelques verres d’alcool de poire… Fin du spoiler alerte. Tu peux retourner au frigo te chercher une nouvelle bière sans attendre, sans perdre le fil.

Ce fil que tu tiens et déroule sur le comptoir collant du Blue Budd se coule sur plusieurs années. Tu suis Thomas depuis sa plus tendre enfance qui ne fut guère tendre, avec un père William entre violence et absence et qui mordra rapidement la poussière, le cœur éteint au milieu de la sciure de bois de la scierie locale, le lieu où tous les gros bras du coin travaillent avant de finir dans la pénombre du bar. Tu croises quelques personnes gravitant autour de cette maison délabrée, qu’un vent de mystère souffle, sa mère Mary, le vieux doc O’Brien, la belle Donna… Un fil qui te fait dire que de toute façon l’histoire va mal finir pour Thomas le maudit, et qu’avant de poursuivre le fil de mes idées, tu retournes vers la porte du frigo pour te décapsuler une autre bière…

Cela fait maintenant quelques années que le Blue Budd se vide inexorablement de sa clientèle, de ses femmes aux charmes fous et aux culs accueillants, de cette odeur de sciure et de relents d’alcool et de vomis. Mais personne n’a oublié. Lorsqu’il n’y a pas de concert du Marshall Tucker Band, on se conte encore la légende de Thomas Hogan qui reste encore dans tous les esprits du comté. En réalité, - prends-toi une dernière bière pour encaisser le coup, - personne n’a jamais su. A part moi. Et toi, nouveau lecteur de ce roman auquel, si tu as envie de savoir, j’ai envie de dire take the highway and drink beers…    

« A partir de ce jour, il ne se passe pas une heure sans que quelqu’un ne mentionne « le fils maudit ». Chacun y allait de son anecdote : les femmes racontaient qu’il était plus beau qu’une Chevrolet sortie de l’usine, les hommes parlaient de ses muscles, des soirées bien arrosées. Autour des tasses de thé et des verres de bière, pendant les déjeuners au soleil et devant les cheminées, les jeunes files racontaient l’histoire de Thomas, agrémentaient leurs récits de détails piquants et d’idées cochonnes : leurs camarades pouffaient. Dans les vestiaires du club de base-ball, les joueurs inventaient de mauvaises blagues à son sujet, puis se déshabillaient avant d’aller reposer leur corps sous une eau tiédasse.
Personne ne savait réellement ce qui s’était passé. Les volets de la maison demeuraient clos. Les poutres pourrissaient. Aucun parent n’était venu ouvrir la bicoque depuis l’enterrement. Peu à peu, la ville engloutissait ce qui restait de la famille Hogan. Bientôt l’histoire de Thomas devint une légende du bourg : un mauvais souvenir qui faisait peur aux gosses et alimentait les conversations de comptoir. »

« Le Roi n’a pas Sommeil », Cécile Coulon.




« Non, vraiment, personne n’a jamais su. »

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