jeudi 19 octobre 2017

Ces Oubliées de l'Argentine

Andrea a 19 ans. Elle fut retrouvée poignardée dans son lit. L’orage en gronde encore.
Maria Luisa n’a à peine 15 ans lorsqu’on la retrouve dans un terrain vague. Son corps ou des bouts seulement, décharge sauvage entre les herbes folles et les serpents.
Sarita a disparue à 20 ans. Pas de corps, pas de trace. Présumée morte, faut-il garder un espoir de la retrouver.

Selva Almada s’intéresse à ces trois jeunes filles. Trois destins anonymes au milieu de milliers d’autres semblables dans cette Argentine des années 80. Elles sont nombreuses, jeunes filles ou femmes, à disparaître, à se faire tuer. Et pour combien trouve-t-on un coupable ? 

« Tu connais l’histoire de la Huesera ?
Je fais non de la tête.C’est une vieille, très vieille dame qui vit dans le recoin de l’âme. Une vieille femme sauvage qui caquète comme les poules, chante comme les oiseaux et émet des sons plus animaux qu’humains. Son rôle est de ramasser les os. Elle rassemble et garde tout ce qui risque de se perdre. Sa cabane est remplie de toutes sortes d’os d’animaux. Mais elle aime par-dessus tout les os de loup. Pour les trouver, elle peut parcourir des kilomètres et des kilomètres, grimper sur des montagnes, franchir des ruisseaux à gué, brûler la plante de ses pieds sur le sable du désert. De retour dans sa cabane avec une brassée d’os, elle compose un squelette. Quand la dernière pièce est en place et que la figure du loup étincelle devant elle, la Huesara s’assoit près du feu et pense à la chanson qu’elle va chanter. Une fois que sa décision est prise, elle lève les bras au-dessus du squelette et commence son chant. A mesure qu’elle chante, les os se couvrent de chair, la chair de peau et la peau de poils. Elle continue à chanter et la créature prend vie, commence à respirer, sa queue se tend, elle ouvre les yeux puis, d’un bond, quitte la cabane. Lors de sa course vertigineuse, à un moment, soit en raison de la vitesse, soit parce qu’elle pénètre dans les eaux d’un ruisseau pour le traverser, soit parce que la lune blesse directement l’un de ses flancs, le loup devient une femme qui court librement vers l’horizon, riant aux éclats.Telle est peut-être ta mission : rassembler les os des jeunes filles, les recomposer, leur donner une voix pour les laisser ensuite courir librement quel que soit l’endroit où elles doivent se rendre. »


Faites entrer l’accusé. Sauf qu’ici, il n’y a pas d’accusé. Quelques suspicions, sans fondement. Des témoignages. La police a enquêté, bien évidemment. Mais rien n’a été trouvé. Seuls un corps décharné et une mère en pleurs restent. L’auteure ne cherche pas la vérité, elle n’est pas là pour confondre les hypothèses. Elle est juste là, la voix contre l’oubli de ces femmes. Elle se rend au fin fonds des provinces, loin de Buenos Aires, proche de l’oubli. Elle respire les lieux, imagine les derniers instants se met en quête de faire revivre de l’intérêt pour des histoires qui contrairement aux jeunes filles ne sont pas encore mortes. La tension par moment est palpable, les gens ont encore peur de parler ou du moins se méfient de faire ressortir de terre le corps de ces malheureuses… D’autant plus que l’on ne sait pas, si ces meurtres sont l’œuvre d’inconnus ou de proches. Des suspicions, toujours, mais pas d’identité.

« Quand nous parlions de la femme du boucher Lopez. Ses filles allaient à l’école avec moi. Elle l’a accusé de viol. Depuis longtemps, en plus de la frapper, il abusait d’elle sexuellement. J’avais douze ans et cette nouvelle m’avait profondément marquée. Comment pouvait-elle se faire violer par son mari ? Les violeurs étaient toujours des hommes inconnus qui attrapaient une femme et l’emmenaient dans un terrain vague, ou alors qui pénétraient chez elle en forçant la porte. Depuis notre plus jeune âge, on nous apprenait que nous ne devions pas parler à des inconnus et que nous devions faire attention au Satyre. Le Satyre était une entité aussi fantastique que, dans la petite enfance, le farfadet qu’on nomma la Salopa ou encore l’Ogre au Sac. C’était l’être qui pouvait te violer si tu étais toute seule à une heure indue ou si tu t’aventurais dans des coins déserts. Celui qui pouvait surgir soudain et te traîner de force sur un chantier. Personne ne nous avait dit qu’on pouvait se faire violer par son propre mari, par son père, par son frère, son cousin, son voisin, son grand-père, son instituteur. Par un homme en qui on avait confiance. »

C’est un roman, sans l’être. Femmes disparues, « chicas muertas », mais pourtant ce n’est pas un roman noir. Bien qu’il soit sombre. C’est l’Argentine qui veut ça. Peut-être à cause de son ciel étoilé, où chaque étoile renvoie l’âme d’une de ces jeunes filles. Ce n’est pas aussi austère qu’un livre d’histoire, pourtant ces trois histoires ont de quoi être austères. C’est entre les deux, à la fois roman, à la fois document, un livre contre l’oubli, une voix qui s’épanche de colère et de pleurs ces oubliées de l'Argentine. Même si les années défilant, il faut savoir allumer un cierge, et laisser l’âme des morts s’en aller, ne plus naviguer entre le monde des vivants et celui des morts, laisser l’âme dans le regard de l’autre ou dans la clarté de la lune…

« Dans certaines civilisations anciennes, on croyait que l’âme vivait dans les yeux, tu sais ? Les amants échangeaient leurs âmes par le regard : je te donne mon âme, tu me donnes la tienne. Mais quand on cessait d’aimer quelqu’un, on récupérait son âme tout en gardant celle de l’autre. »

« Les Jeunes Mortes », Selva Almada.



7 commentaires:

  1. Bon au final tu crois que j’aimerais ce livre ? Madame Couette voulait me l’envoyer et en discutant on a pensé que bof. Et toi ? Tu dis quoi ?

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    1. Pour toi... je dirais bof :-)
      Je l'ai lu pour l'Argentine et pour découvrir l'auteure. Sur mon échelle de Babel, il vaut 3.75. La forme entre roman et documentaire peut faire perdre le fil. Certains débuts de chapitres, j'ai dû m'y remettre à plusieurs fois. Mais c'est un livre pour ne pas oublier, non plus, ces jeunes femmes oubliées par tous sauf leurs mères endeuillées.

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    2. Ton échelle de Babel monte jusqu'à où? 5 ou 10? 5, je présume?
      D'accord avec le Bison poilu, c'est un livre pour ne pas oublier. À ce titre, c'est un bon bouquin, qui remplit sa mission. Par ailleurs, on peut questionner la forme et le rendu, un peu cahoteux à mon avis.

      Je maintiens, Rebecca: ce bouquin ne fera pas partie de ceux que je compte t'envoyer!
      Patience. L'attente en vaudra la peine!
      Hey, Bison, il faudrait bien qu'on lui trouve un surnom, à elle aussi. C'est plate, Rebecca. T'as des idées?

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  2. L'Argentine et son histoire mouvementée, c'est toute une histoire… J'ai parlé d'un film argentin dernièrement, dont le sujet est l'histoire… (Goran : https://deslivresetdesfilms.com)

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    1. L'histoire argentine c'est tout un roman. Cruel souvent. Et de quoi remplir une bibliothèque.

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  3. Ces livres sont importants et je les aime...
    Ils se souviennent et gardent en mémoire le souvenir de milliers de femmes. Femmes d’Argentine, d’Afrique, d’Asie, femmes de partout. Elles méritent cette étoile dans le ciel :-*

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    1. La mémoire, c'est important. Ne pas oublier de regarder les étoiles dans le ciel.

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