mardi 18 juin 2019

Poussière d’Argentine


Jujuy,
Janvier 1977.


« L’ombre sent le jasmin. Mais ce n’est pas l’ombre, et ce n’est pas seulement le parfum du jasmin. Il y a une odeur qui lui parvient, fumeuse et âpre, qui ne se mêle pas à l’odeur du jasmin, mais qui l’accompagne, la poursuit, la rattrape, elles vont de pair, se séparent, se rejoignent. Ferroni sait que c’est l’odeur des serpentins pour faire fuir les moustiques. Il voit la spirale avec son œil de lumière, accrochée au support de laiton, il voit la fumée s’étirer paresseusement vers le haut et il comprend que ce n’est pas l’ombre qui sent la fumée, mais bien la nuit, rien que la nuit, la nuit brute et dense de son enfance. »

Il ne rêvait que de ses prochaines vacances au bord de l‘océan, loin de la cohue de Buenos Aires. Les jours approchent, la brise marine, l’air frais. Et puis son chef qui lui demande, ordonne, d’aller au Nord, dans les terres, pour interroger Matilde, dictature oblige. Ferroni est un « interrogateur » hors-pair. Son point de départ, des lettres de correspondance entre Matilde et Maria.


Jujuy. Le Nord, c’est une chaleur étouffante et de la poussière. L’enfer pour ses mocassins cirés. La sueur lui coule dans les yeux, dans le cou, une sueur collante que même un mouchoir blanc n’en vient à bout. Il s’engouffre dans ce bar, commande une bière, regarde ses chaussures, attend sa bière en silence…

« - Qu’est-ce que vous êtes venu faire ?
- Vous saluer. Et aussi boire une petite bière. Il fait chaud. »

J’aime en fait quand le « héros » prend son temps pour s’asseoir et boire une bière à la terrasse d’un café. Les heures s’écoulent, la sueur coulent, la poussière colle. Voilà l’histoire de ce « lieu perdu ». Il déambule dans les rues, poussiéreuses. Sous une chaleur, accablante. Sa chemise est trempée, de sueur. Il marche à l’ombre, se souvient. Des odeurs. Des instants d’enfance. Fragrance de jasmin, érotique. Il attend. Il attend la prochaine lettre de Matilde et avoir un indice pour la localiser. C’est bientôt l’anniversaire de Maria, elle va lui écrire une nouvelle lettre, Matilde n’oublie jamais. Il n’a donc qu’à l’attendre, la lettre. En attendant, il retourne boire une bière. Entre deux siestes.

Que dire de plus de ce roman. Qu’il est difficile d’expliquer pourquoi je m’y suis senti aussi bien. La solitude, les odeurs de jasmin, la moiteur ambiante. Son inaction aussi, et l‘attente. Je ne sais pas pourquoi, je ne saurai l’expliquer, mais ce roman de Norma Huidobro (belle traduction au passage de Dominique Lepreux) me correspond si bien. Peut-être aussi parce que je me verrais bien à la place de cet homme, perdu dans la poussière argentine, transpirer ma putain de vie à la table solitaire d’un bouge perdu, déambuler à l’ombre d’une ruelle déserte, écouter le silence, une serveuse qui m’ignore, une bière fraîche.

« A la tombée du jour, l’air change d’odeur et le silence s’allège. Alors, le temps reprend son cours, il perd en éternité à mesure qu’il gagne en ombres. C’est que la trame du silence s’ouvre ; elle laisse l’obscurité s’insinuer lentement en elle. Ainsi se préparent-ils tous les deux, l’air et le silence, pour que la nuit se tisse à partir de leurs fils.
Et c’est un bon moment pour enterrer un homme. »

Merci.

« Le Lieu Perdu », Norma Huidobro.
Traduction : Dominique Lepreux.



15 commentaires:

  1. Il te va à ravir ce livre !
    L'odeur du jasmin, hummm... Mais une limonade bien fraiche pour moi ! ;)

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  2. Je ne comprends pas comment il peut avoir des lettres qui ne lui sont pas adressées...

    Hier on m'a fait goûter du rhum arrangé... Je n'ai pas aimé. Suis je bannie de ce blog ?

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    1. Moi non plus, je ne suis pas très rhum arrangé. J'aime pas ces arrangements avec le sucre... juste le rhum... Dois-je arrêter ce blog ?

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  3. très beau souvenir de ce roman. je garde son atmosphère et sa chaleur !!

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  4. Un verre de vin, un ordi, un retour en ville, pour qq temps...
    Je me mets à jour et je savoure tes billets. Crisse que c'est bon
    La solitude et le Nord... l’océan et la poussière des lieux sauvages... l’érotisme du jasmin. Je te comprends d’y rêver...
    On y fera bien escale l’un de ses jours ;-)
    On part d'ailleurs bientôt pour l'Irlande... retour à la civilisation. Mais avant je retourne voir les baleines du St-Laurent...
    <3

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    1. Je viens de finir un livre sur les baleines du Cap Horn... qui finissent dépecer sur un bateau-usine japonais...
      Mais là, impossible de passer sous silence... contrairement au silence de ces beautés marines qui se voient vider de leur sang et de leur graisse, encore vivantes...
      L'homme est un monstre, cela doit être pour cela que j'aime me terrer dans un milieu fait de silence et de poussière...

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    2. les baleines se font la vie dure, même dans le St-Laurent, elles meurent du bruit des moteurs et de l'essences...
      J'en pleure.
      À mes yeux il n'y a qu'une façon respectable de les admirer. En kayak... aucun bruit, le silence des eaux. Et elles te remercient en sortant des abysses à qq mètres de toi <3
      C'est ça le respect

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    3. là, en kayak, tabarnak, si petit face à elle...

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