Mon histoire commence
dans les rues de Brooklyn avec le jeune Kenny Wisdom, tout juste
seize ans. Les sixties sonnées, je découvre ce Ringolevio, un jeu
grandeur nature qui donnera le titre à la version autobiographique
de sa vie, - aparté dans le confessionnal : je n'ai pas tout
compris aux règles, mais peu importe, au bout de quelques pages, il
n'en sera guère question, si ce n'est que le jeune Kenny fera son
apprentissage dans les rues de Harlem. Ce jeu changea sa vie ;
alors pendant qu'un de ses copains se faisait descendre par un flic
dépassé lui aussi par les règles, Kenny fit sa première grande
expérience, shoot d'héroïne. Je me suis dit, intérieurement, que
je vais avoir un livre sur les drogués, chouette j'adore ces
zombies, sauf qu'au bout de quelques pages, et quelques mois de tôle,
le jeune Kenny sortira de son addiction. Il découvrira le vol de
haut vol, cambriolant les belles demeures de ses camarades bourgeois,
une intelligence hors norme au service du délit. Délice, un roman
de gangsters et de délinquance de rues, ça me changera des
histoires à l'eau de rose un peu trop fleur bleue que j'ai
l'habitude de lire. Au temps pour moi, pour les effractions cela
tourne court, long courrier, je m'envole avec Kenny vers d'autres
horizons de l'autre côté de l'Atlantique. Kenny a l'intelligence de
fuir avant de replonger dans les sombres cellules de bas quartier.
« Au bout d'une
heure, Kenny était en pleine vape. Les objets inanimés et les
pensées fugaces se confondaient et se libéraient, et
tourbillonnaient en cataractes d'apparences. Des souvenirs surgis du
passé explosaient en gerbes kaléidoscopiques de spirochètes
lumineux, dansaient en une cascade chaotique, nostalgique et hors du
temps, comme les pensées d'un homme qui se noie. Tout se déplaçait
à la vitesse de la lumière, avec le soleil d'hier luisant dans une
direction et celui de demain dans une autre. Le passé et l'avenir
devenaient le présent. Il voyait une lueur, scintiller au plus
profond de son être, et il comprit immédiatement que s'il cédait à
l’angoisse ou à la panique, il raterait l'éblouissement de sa
propre mort qui faisait partie de sa vie. Il s'envola, se plaça sur
orbite et au moment où il craignait d'y rester toujours et pensait
que ça suffisait comme ça, tout se termina et il commença à
redescendre. Il avait mal dans les riens.
Après l'orage
psychédélique, les pensées de Kenny se calmèrent. Il savait que
la plupart des gens étaient mal dans leur peau parce qu'ils
craignaient ce qu'ils étaient. Il comprenait qu'il aurait beau
chercher à savoir s'il serait le héros ou la victime de sa propre
vie, jamais il ne pourrit découvrir son destin. »
Amsterdam, puis Paris en
pleine rébellion algérienne, il file vers les Alpes et l'Italie, la
Dolce Vita et Cinecitta. Je le découvre ainsi cinéaste amateur,
lettres de noblesse à l'école de cinéma, et lettre à ses parents
pour les rassurer, vous allez voir, papa maman, je suis un gars bien,
je vais devenir quelqu'un, ne vous inquiétez pas pour moi. Et là,
je le vois déjà dans ma tête tourner avec les plus grands, devenir
le nouveau Fellini, le nouvel Argento. Parce que son premier film
remporta même un prix, mais une telle vie ne se raconte pas dans un
obscur billet tel que celui-ci. Alors, on rentre à la maison, ou
plutôt sur la côte Ouest, là où l'herbe est de meilleur qualité,
flower power, les hippies ont les cheveux longs et les maisons bleues
sont adossées aux collines, San Francisco. Et toujours tambour
battant, la vie suit son cours, tel le cours d'une rivière
impétueuse. Le jeune Kenny Wisdom se rebaptisera en Emmet Grogan et
une idée fumeuse lui vient : aider simplement le peuple. Et
dans le genre, on ne fait pas mieux que de prendre deux grosses
marmites, de faire une soupe de légumes et de carrés de bœufs
volés, s'installer dans un parc et inviter tous les gens à venir
avec leur bol, distribution gratuite. En même temps, il fonda les
fameux « Diggers » de San Francisco, et nul doute qu'un
gars en salopette a suivi ses actions pour fonder sa cantine
populaire, une cantine du cœur. Emmett y mettra énormément de cœur
à cet ouvrage, tout en gardant surtout
cette règle primordiale et essentielle, l'anonymat.
« Les anges de
Frisco voulaient remercier la population de Haight qui avait aidé à
payer la caution de leurs frères, et envisageaient de donner une
grande fête. Pete l'Ange en parla à Emmett. Ils décidèrent
d'organiser ça dans le parc, pour le Jour de l'An. Ce qu'ils firent.
Les Anges payèrent la bière et la sono, et Emmett trouva un grand
camion à plate-forme pour servir de scène. Comme c'était un
dimanche et qu'il n'était guère que midi, il dut aller réveiller
Big Brother et la Holding Company, ainsi que le groupe des Grateful
Dead. Pearl le maudit et le traita de tous les noms, et Jerry Garcia
lui conseilla d'aller jouer à la roulette russe avec un automatique,
mais ils vinrent tous, et il joua merveilleusement de la guitare, et
elle chanta de toute son âme pour le peuple.
Ce fut une sacré
journée et une sacrée fête, le premier festival rock gratuit qu'on
ait jamais vu dans un parc. Quand le soir tomba, tout le monde était
heureux et épuisé et en pleine vape. Les flics rappliquèrent,
virent que tout le monde était à plat, et se tirèrent en marmonnant
vaguement qu'on avait pas demandé d'autorisation. La foule salua
leur départ en chantant : " Le parc appartient au peuple ! Le
parc appartient au peuple !" »
Voilà, je n'en dis pas
plus, ce n'est qu'un maigre aperçu de sa vie, une vie jouée à
fond. Maintenant entre les distributions gratuites de nourriture,
viendront les premiers concerts gratuits, ce concert de charité et
de bonnes causes qui perdurent encore de nos jours, - Emmett avait
tant d’idées à mettre en avant pour son peuple, avec les plus
grands noms de cette scène – nous sommes en plein « Summer
of Love », Janis Joplis est là, cette perle cosmique venue
avec son Big Brother and the Holding Company, sans oublier la barbe
et les lunettes de Jerry Garcia, toujours présents dans ces
rencontres avec le Grateful Dead. Cette musique a une place
importante dans cette ville, dans la vie d'Emmett, mais surtout pour
le peuple de San Francisco. Quand San Francisco se lève, Emmett
épluche des tonnes de patates, de poireaux, de carottes, vole des
carcasses de bœuf à l'abattoir, désosse des poulets, distribue des
milliers de repas... Il veut des hôpitaux gratuits, des logements gratuits, une entraide mutuelle, une vie au rythme du cœur, sans temps morts. Une vie bien remplie, une vie à fond. ET j'ai
envie de dire, quelle putain de musique, quelle putain d'été, mais
surtout quel putain de bonhomme cet Emmett Grogan. J'ai énormément
appris sur lui, sur cette période, sur l'âme humaine.
« Ringolevio »,
Emmett Grogan.
Traduction :
France-Marie Watkins.
Excellente version de Rosée du matin par l'éternel Mort Reconnaissant où depuis le temps il doit y avoir plus de mort que de reconnaissance. Mais j'ai un faible pour une ballade de mes vingt ans, le Morning dew de Tim Rose.
RépondreSupprimerRingolevio me disait quelque chose, mais quoi? En fait, c'est un titre de Little Bob, notre inusable rocker normand. Ca date pas d'hier.
Ah! Ce Summer of love... Hi Bison!
Je te voyais, à chaque coin de rue, l'ami. Tu étais partout, dans toutes les pages. Au concert de Jerry Garcia, à fricoter avec ces groupies hippies, à fricoter avec les italiennes de la CineCitta, à fricoter avec les irlandaises de l'IRA, à fricoter à Frisco...
SupprimerTiens, il gagne à se faire connaître ce Emmett Grogan ! Anarchiste, humaniste, une vie mouvementée aux quatre coins du monde, tout ça dans l’anonymat, il a encore plus de mérite. Et j’apprends en lisant sur lui qu’il a été marié à Louise Latraverse ! Une vie pleine d’authenticité qui est racontée là. Une belle découverte de lecture...
RépondreSupprimerJ’aurais tellement aimé être ado durant la période hippies !
Tu as "appris sur l'âme humaine". C'est tout dire... :-*
Pour cette période, vivre les joes à l'air sous le soleil de Californie (c'était plus dans le move de l'époque que Cancun), il aurait fallu que tu naisses un demi-siècle plus tôt...
SupprimerUne belle histoire, celle d'Emmett...