vendredi 10 septembre 2021

Les Cocktails de Virginie


Lorsque nous étions enfants, mon frère, ma sœur et moi, les hommes et les femmes avaient deux choses que nous n'avons plus aujourd'hui : les cocktails et les coiffures sophistiquées. Ils buvaient des Gimlet, des Manhatthan, des Gibson, des Singapore Sling, des Vodka Stinger, des Blue Monday, des Grasshopper, des Old Fashioned, des Highball et des Side-Car. Les jours de courses de chevaux, ils buvaient des Mint Julep. Ils avaient aussi des shakers et des cuillères à cocktail. Les hommes acquéraient une réputation par leur talent à confectionner tel ou tel cocktail. Les femmes ne les préparaient jamais elles-mêmes, sauf peut-être pendant la guerre, lorsqu'elles étaient seules. Mais pas aussi bien.
 
C'étaient les années 50, dans une petite ville de Virginie. Les femmes mettaient des bigoudis avant l'heure du cocktail et de belles robes en soie. Les hommes jouaient de la cuillère et du shaker pour la préparation de ces fameux cocktails. Les cocktails, la première religion des Goolrick, nettement plus assidus en cette heure de fin d'après-midi que pour la messe du dimanche. D'ailleurs, on ne dérange pas un Goolrick à l'heure du cocktail, à savoir de dix-sept heures à minuit passé. Le jeune Goolrick l'apprendra à ses dépens. 
 
Derrière les rideaux fermés de ces demeures virginiennes, à l'abri des regards indiscrets, l'atmosphère devient étouffante, oppressante même. Je suffoque de ces faux-semblants d'une famille noyée sous des cocktails aussi colorés que les tapisseries du salon cosy et où l’alcool est aussi envahissant que ces sumacs de Virginie. Le drame est là, je le pressens, je le ressens, juste une question de jours ou d'années, mais il va survenir, inexorablement, dans les vapeurs de gin.  
 
C'était tout un rituel masculin, qui passait par l'équipement, le choix des alcools, l'habileté manuelle et le trait d'esprit. Mon père et ses amis disaient des choses du genre : "Laisse-moi te servir son petit frère." Ils employaient des expressions comme "dégraissant", ou "juste un dernier pour la route."
Les gens avaient un bar chez eux, un vrai meuble alambiqué. Ils avaient des seaux à glace en argent. Des timbales en métal. Ils avaient des verres spéciaux pour les Highball, avec leurs initiales monogrammées. On recevait ce genre de choses en cadeaux de mariage.
 
Les scènes d'une vie, dignes de la fin d'un monde, celui de l'innocence du jeune Robert, s'achèvent à ma lecture. Achevé, je le suis totalement devant l'horreur de cette vie, les malheurs de cette enfance. Certains chapitres remuent les tripes, donnent la nausée, et le flot d'alcool déversé entre les pages n'est qu'un moindre mal. Un chapitre en particulier donne envie de fermer les yeux, et de laisser couler la tristesse de ce gamin de ses paupières closes. Oui, il y a des scènes horribles dans ce roman autobiographique, un grand roman certes, mais une expérience innommable, plus atroce et féroce que ne laisse présager la vie d'un grand écrivain. Je ou lecteur lambda ne peuvent rester insensibles à ces mots, les maux d'une époque et des cocktails de Virginie.
 
De nos jours, sauf à l'occasion pour prendre un Cosmopolitan ou un Mojito dans un bar branché, les gens boivent plutôt du vin. Ou bien des alcools forts, à Wall Street. Quand j'étais petit, personne ne buvait de vin ; même au dîner on en buvait rarement, sauf dans des soirées très chic. Et c'était du mauvais vin. Du moins à la campagne. Il était servi en pichet. A l'époque, on préférait les cocktails. Aujourd'hui, personne ne dit même plus cocktail. 
 
"Féroces", Robert Goolrick.
Traduction : Marie de Prémonville
 

Le matin de mon anniversaire précédent, j'avais ouvert les yeux sur l'échec de ma vie et je m'étais dit : "si les choses ne vont pas mieux dans un an, je me tuerai."
L'année s'était écoulé. Je m'ouvris les veines.
Je ne pleurai pas. Je n'eus pas de pensée pour quelqu'un que je connaissais. Je ne ressentis ni désir de vengeance ni remords. Je me tranchai le poignet gauche de la main droite. Je suis droitier.
La peau céda facilement, et le sang s'écoula le long de mon bras jusque dans ma main repliée, puis sur les draps. La douleur était atroce. 
[...]
 
Le sang était d'un rouge vif, plus rouge que je ne m'y attendais. La couleur était belle. Cramoisie. Comme le rouge à lèvres sombre et laqué d'une belle femme. Dans la lumière, il miroitait. J'étais amoureux de mon sang. La peau de mon bras gauche était blanche, pure et laiteuse, de la neige qu'aucun pied n'avait foulée. La coupure s'élargit et je vis la chair sous ma propre peau.
"Ça y est, pensai-je. Personne ne peut dire qu'il s’agit là d'une décision prise sur un coup de tête. Je n'ai pensé à rien d'autre pendant toute une année. J'ai assez attendu. Voilà ce que j'ai attendu toute ma vie."

13 commentaires:

  1. Lu. Nauséeux. Plus jamais. Mais je n'ai rien contre Blackberry Smoke.

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    1. Nauséeux... Avec un bourbon et Blackberry Smoke, ça passe. En fait j'aime bien boire un bourbon quand j'écoute les Blackberry Smoke. Le feeling passe bien entre la guitare et mon verre ambrée...
      Plus sérieux, le livre est horrible. Mais c'est pour ça que j'ai aimé profondément, parce qu'il est vrai, il dérange, il tutoie l'abject, tant que la bouteille de bourbon reste là - je suis moins cocktails que les Goolrick.

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  2. Salut, le Bison
    Les noms exotiques de cocktails ne devraient pas figurer dans un texte parlant du sang cramoisi d'un enfant.
    Pauvre petit qui pense pendant une année à s'ouvrir les veines !
    La chronique rend bien compte de la douleur traversant les pages du livre, que ce soit celle de l'auteur ou celle du lecteur.
    Merci pour la chronique !

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    1. le lecteur est pris en otage par le côté malsain des souvenirs d'un gamin. Puissant et douloureux, la lecture peut paraître éprouvante mais pas tant que la vie d'un gamin, de ses veines saillantes et du sang qui coule dans la profondeur de sa mémoire.

      Par contre, j'aime bien l'exotisme des noms de cocktails...

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    2. Salut, le Bison
      Le hasard fait que j'ai trouvé le livre en librairie, peu de temps après avoir lu la chronique. Je viens de débuter la lecture : texte rempli d'odeurs de cigarette et inondé de flots d'alcool.
      Les premiers chapitres décrivent essentiellement des funérailles, comme si l'auteur voulait se convaincre que toutes ces personnes étaient bien mortes et enterrées.
      L'impression qui se dégage à la lecture est celle d'un étouffement. Je suppose que la suite du récit ne s'ecrira pas à
      l' encre teintée de rose et d'or...

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    3. Bon courage, tu n'es qu'aux prémices de l'horreur, du désespoir et de l'encre totalement noire...

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    4. Salut, le Bison
      Je viens de terminer la lecture de ce récit. Le décor est adroitement planté pour nous plonger dans cette vie familiale des années '50 et nous amener à découvrir un acte immonde commis envers un enfant.
      Robert Goolrick est l'auteur de plusieurs ouvrages, je me demande comment il a pu aligner deux mots en consommant les médicaments dont il nous communique la liste !
      " Et tout cela n'entame qu'à peine l'angoisse et la honte d'être ce que je suis, d'être devenu ce que je suis devenu. "
      Tout est dit...
      Si je n'avais pas lu la chronique, je crois que je n'aurais pas sorti le livre des rayons de la librairie.
      Merci pour la chronique !

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    5. Et si on ne m'avait pas offert ce bouquin -merci au passage - je n'aurais peut-être jamais découvert l'auteur. Curieux donc de voir d'autres récits de lui, dans une veine probablement moins autobiographique...
      Et merci de m'avoir suivi sur ce coup-là, j'espère que ce ne fut pas trop éprouvant, triste, sombre...

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  3. Salut, le Bison
    Oui ! Le texte est triste et sombre. Mais la lecture d'une chronique prépare face à un texte éprouvant.
    En tout cas, c'est toujours moins difficile que de poster un commentaire à propos de West coast: jamais réussi malgré 3 essais.

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  4. Oulala ça fait peur et ça me tente.
    Serais-je sadique ou masochiste ?

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    1. Tu as raison d'avoir peur, c'est déjà un bon début, une bonne mise en garde...

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  5. Il m'avait profondément dérangé, bouleversé. Mais comme j'aime les histoires vraies, brutes, les histoires vécues, qu'importe si elles sont joyeuses ou pas...
    Et puis c'est l'histoire d'un homme, un certain Robert, qui partage sa souffrance, un certain exutoire je me dis.
    L'horreur ne me fait pas peur, je le relisais à froid, sans même une goutte d'alcool :D
    Je savais que tu étais capable d'ingurgiter ces mots.

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    1. Capable... mais pas sans alcool pour ma pomme. J'ai besoin d'un truc fort qui arrache autant le gosier que les larmes...

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