mercredi 15 septembre 2021

West Coast


Georges prend la route, direction la West Coast. Saint-Georges-de-Didonne. La radio branchée fip 514, Dave Brubeck au piano. Les étoiles swinguent, la lune bleue est absente. C'est le noir,  cool jazz blue moon. Cadre plus ou moins dynamique, Georges fonce à travers la nuit, le périphérique, l'A10. Et voilà, ce qui devait arriver arriva. Le saxophone de Paul Desmond entre en jeu, propre, net. Le grand jeu, cool... Ambiance western, entre deux morceaux west-coast. Mais Georges dans tout ça ? Oui on a essayé de le flinguer, façon tontons flingueurs, avec le silencieux qui fait tchouk ! Mais cadre chanceux, il s'en réchappe. Faut toujours se méfier d'un cadre. Il sombre dans la nuit, plaque tout, pour où ? On ne se remet jamais tout à fait d'une virée à Saint-George-de-Didonne.  
 
Et il arrivait parfois ce qui arrive à présent : Georges Gerfaut est en train de rouler sur le boulevard périphérique extérieur. Il y est entré porte d'Ivry. Il est deux heures et demie ou peut-être trois heures un quart du matin. Une section du périphérique intérieur est fermée pour nettoyage et sur le reste du périphérique intérieur la circulation est quasi nulle. Sur le périphérique extérieur, il y a peut-être deux ou trois ou au maximum quatre véhicules par kilomètre. Quelques-uns sont des camions dont plusieurs sont extrêmement lents. Les autres véhicules sont des voitures particulières qui roulent toutes à grande vitesse, bien au-delà de la limite légale. Plusieurs conducteurs sont ivres. C'est le cas de Georges Gerfaut. Il a bu cinq verres de bourbon 4 Roses. D'autre part il a absorbé, voici environ trois heures de temps, deux comprimés d'un barbiturique puissant. L'ensemble n'a pas provoqué chez lui le sommeil, mais une euphorie tendue qui menace à chaque instant de se changer en colère ou bien en une espèce de mélancolie vaguement tchékovienne et principalement amère qui n'est pas un sentiment très valeureux ni intéressant. Georges Gerfaut roule à 145 km/h.  

Donc, Georges Gerfaut... il en est où le Georges ? Il s'est arrêter dans un troquet, fume des gitanes sans filtre, un Ricard peu d'eau au comptoir. Et puis après. Chut ! la chute est encore loin, d'autant plus que Gerry Mulligan entame son solo, au baryton. La nuit n'est pas finie. La nuit, fip 514 distille toujours ses airs mélancoliques au milieu de la nuit, du cool et du jazz pour cadres. C'était d'ailleurs un autre temps, un temps où les affiches de Gitanes s'affichaient sur les panneaux publicitaires des abribus, un temps ancien où les femmes, même jeunes, s'appelaient encore Eliane. Chauffe Gerry, chauffe. Ses mélopées réchaufferaient toutes les culottes des Eliane, même celle qui ont plus de trente ans. C'est la puissance de son gros saxo, elles fondent, elles mouillent, elles rougissent. Moi aussi, Dave Brubeck reprend le tempo. All the things you are.

Et Gerfaut stupéfait fondit en larmes. Il replia ses bras sur la table en formica, posa son front sur ses avant-bras et sanglota nerveusement. Ses larmes s'arrêtèrent tout de suite mais il demeura plusieurs minutes à frémir et à aspirer et expirer l'air avec un bruit d'instrument de musique brésilienne.
Sans tendresse, Gassowitz lui tapota l'épaule.
- Buvez un coup.
Gerfaut se redressa, empoigna le verre à moutarde qu'on lui tendait et vida les six centilitres de Ricard pur. Ça lui brûla la glotte et il sentit l'alcool descendre très lentement, comme un petit œuf rauque et chaud, dans son œsophage contracté.

Le petit bleu de la côte Ouest, c'est du cinéma, des seventies et du jazz. La nuit, la lune. Il swingue, Georges. Il flingue aussi. C'est aussi ça l'esprit West-Coast à Saint-Georges-de-Didonne.
 
"Le Petit Bleu de la Côte Ouest", Jean-Patrick Manchette.



6 commentaires:

  1. Bonjour le Bison, j'ai découvert tout récemment que Trois hommes à abattre de Jacques Deray était l'adaptation très libre du roman de Manchette. Et Tardi en a fait une très bonne BD tout comme La position du tireur couché. Bonne après-midi.

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    1. Très libre, à ce qu'il en parait. Cela fait longtemps que je n'ai pas revu 3 hommes à abattre. Il faudrait, ça ferait un joli complément au petit polar de Manchette.

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  2. c'était mon premier roman de manchette.ensuite j'ai tout lu, tout avalé et presque tout relu ou vu (romans, bds, films, journaux, critiques de cinéma). Je kiffe total cet écrivain. Manchette m' permis aussi de faire ma culture musicale en jazz. Toi Saint Georges, moi Royan, voilà où je me plais d'imaginer ce roman ;-)

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    1. J'aime bien quand il fait rentrer le jazz dans ses romans. C'est déjà un voyage qu'il propose.

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  3. C'est que je l'ai vu passer ici et là Manchette, j'en ai peut-être même un qui m'attend ici, je vais voir. Je le vois sur les rayons des librairies. Ses airs de jazz parviennent à mes oreilles. 52 ans, c'est jeune pour mourir...

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    1. Passionné de cinéma et de jazz, cela se ressent dans ses romans

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