« Quand je descends en ville, je suis toujours impressionnée. On n'explique pas Port-au-Prince. On vit Port-au-Prince. Je n'ai jamais vu quelqu'un s'habituer à cette ville, elle impressionne toujours. Pour moi, Port-au-Prince est un cri de douleur. L'accouchement de la vie y est un film d'horreur où les acteurs croient que tout est normal. Comment dire Port-au-Prince ? »
Carrefour, quartier pauvre de Port-au-Prince. C’est là que j’ai posé mon barda, un vent de poussière en terre haïtienne. Du bruit, des odeurs et des hommes et femmes qui brassent. Ils brassent du béton, ils brassent l’air, ils brassent la vie et la ville, du matin au coucher de soleil, ce rond d’un orange flamboyant qui plonge dans le bleu amer de la mer. Des bus colorés sur des routes déglinguées klaxonnent leur humeur, moi je rêve d’être brasseur. Eux, cette mère, ce père, ne prennent même plus le temps de rêver. A quoi ça leur servirait dans ce quartier ?
Tour à tour, ils prennent la parole, se faisant narrateurs de leur histoire, de leur ville, te fais pas de bile, je m’assois dans la poussière, chaleur humide et bibine tempérée. J’aperçois cette misère, qui rime peut-être avec bière. Je comprends ce dilemme, chargé d’une lourde peine. Ils ont l’impression de s’être trahis, dans la pauvreté de cette vie, d’avoir vendu leur âme au diable, alors que certains traversent la mer jusqu’à la côte où poussent des érables à la place des palmiers. Un cri de douleur envahit les ruelles sales et boueuses. Le leur, celui d’une mère, celui d’un père, de tout un peuple devant l’impuissance de leur vie, devant la « lâcheté » de leur âme. Carrefour en reggae.
« Ce brouhaha qui vient vers vous est un brouillon où se mêlent les humeurs, les blagues, les commérages, les marchandages, les pensées noires, les pensées grises, les expressions de joie, de peine, de doute ou de saisissement, les cris d’enfant, les chants religieux, les klaxons de voitures, les cliquetis de je ne sais quel métal, les plaintes amoureuses, les rots et les pets de toute une ville. La rumeur grossit à mesure que vous approchez, ça gonfle, ça s’enfle, comme une rivière en crue, ça gronde de tous bords et vous frappe en pleine visage avant de vous absorber. Alors là, vous êtes dans l’œil du cyclone. Curieusement, il n’y a plus de bruit. Vous êtes calme, à peine si vous entendez vos voisins. Vous êtes en plein marché Croix-des-Bossales. Au cœur de Port-au-Prince ! »
Une jeune fille sort de la voiture, au bras d’un monsieur presque trois fois son âge, blanc et ambassadeur, ou blanc et expatrié, riche touriste visitant les cocktails cinq étoiles des grands hôtels, un air de jazz qui somnole au bord de la piscine. Peu importe le type. Revenons à la fille, belle comme un top-modèle, ses seins généreux, son cul fiévreux, c’est ce qu’elle se dit. Son sourire de façade devant une coupe qui pétille, ils se sont rencontrés probablement dans un bar sombre au coin du Parc historique de la Canne à sucre. En échange, il lui offre un vrai lit, les plus belles robes du marché, et plus si affinité. Comme on dit. Ce plus, c’est permettre à toute la famille de vivre un peu mieux, de trouver de quoi à manger… D’où le dilemme de cette mère, de ce père, d’avoir le sentiment de « putaniser » leur fille Babette, une poupée Barbie au cœur de cette mélodie.
Je découvre ainsi à l’ombre d’un cocotier, l’ombre d’un nouvel écrivain, haïtien, son premier roman, à la mélopée mélancolique, ambiance jazz et caraïbes, sex on the beach et strings sur la plage. Deux voix qui se mêlent dans l’écriture, et dans ma tête, pour peindre en toile de fond un pays, Haïti, une ville, Port-au-Prince, un quartier misère, et des brasseurs qui brassent toute leur putain de journée, sous les sunlights des tropiques où l’amour se raconte en musique. Des percussions qui vibrent la nuit, mon cœur caresse ces fesses du regard, mon âme s’est fracassée contre son rivage.
« Je t’aime, mon amour. Je sens mon cœur grand comme ça tandis que mes moyens ne sont qu’un poing contre la gueule de la vie dure. Elle est coriace, la vie, et elle fait mal. »
« Les Brasseurs de la Ville », Evains Wêche.
En Amérique Latine avec Inngannmic.
« Il n’y a aucun embouteillage, aujourd’hui. Cela tient du miracle. Le chauffeur file sur Martissant, gros bidonville de Port-au-Prince. Les vieux en parlent comme de l’ancienne Cité du Plaisir. C’était le lieu de villégiature préféré de la bourgeoisie à une époque. Les plages, les vues sur la mer, les bars, les night-clubs, les bordels, les filles, les artistes, la drogue, les affaires… On trouvait de tout à Martissant. Aujourd’hui, c’est un ensemble de blocs de ciment et de béton qui ont poussé comme des champignons. C’est la boue où semblent coller ces maisonnettes en escalier ; l’eau sale où s’assoient les marchandes de charbon de bois, de fruits et de légumes ; l’horreur appariée de la violence des jeunes gangsters de Grand’Ravine, aveuglés par la drogue, la faim et le désespoir. »
En voilà une découverte intéressante ! J'ai lu pour le mois latino un autre auteur Haïtien (Louis-Philippe Dalembert) ; j'ai été un peu moins emballée que toi.
RépondreSupprimerMerci pour ta participation.
Superbe roman haïtien.
SupprimerJe n'ai même pas eu le temps de prévenir sur ton blog ma participation que tu es déjà à l’affût ;-)
Ah Haïti... <3
RépondreSupprimerUn jour il faudra absolument que je croise ce livre et que je salue le courage des gens du pays de la canne à sucre...
Absolument <3
Et rue de la canne à sucre, tu pourrais croiser de belles femmes, de belles âmes et des brasseurs de vie et de rhum...
Supprimer