Les mots aussi.
Le vin également, la bière un peu tiède, un peu fade.
La pluie ruisselle sur les feuilles, le long de tes cuisses, ploc-ploc lorsqu'elle s'écrase sur l'eau plate du fleuve.
"Enero Rey est debout sur son bateau, les jambes écartées, son corps est massif, imberbe, il a le ventre gonflé, il fixe la surface de l'eau et attend, un revolver à la main. Sur le même bateau, Tilo, le jeune homme, est cambré, l'extrémité de la canne appuyée sur sa hanche, il fait tourner le moulinet, tire sur le fil : c'est un cordeau de lumière contre le soleil qui décline. Negro, la cinquantaine, comme Enero, n'est pas sur le bateau mais dans le fleuve même, l'eau lui arrive aux testicules, son corps est également cambré, le soleil et l'effort font rougir son visage, tandis qu'il déroule et enroule le fil, sa canne forme un arc. La petite roue du moulinet tourne, sa respiration est celle d'un asthmatique. Le fleuve est immobile."
Étourdi par cette bière, par ces mots, par ce soleil, les pieds dans l'eau froide, le regard perdu sur le rivage. Les souvenirs refont surface toujours dans ces instants-là, celui ou après avoir bataillé des heures ou une vie à remonter une raie d'une grandeur bestiale, tu t'assois dos à la forêt, par moments hurlante, par d'autres silencieuse, et tu plonges ton âme dans le fleuve, eau sombre et noire.
Tu tournes la page, tu sens cette odeur de forêt prête à t'avaler si ton esprit s'y égare trop longtemps, entre le jaune des acacias et le rose des lapachos, l'arbre sacré des Incas, prêt à t'expulser si tu prends trop ton temps pour ramasser brindilles et bois morts afin de faire ton feu au bord du fleuve. Derrière toi, la forêt est maître. Devant toi, le fleuve est maître. Tu n'es que l'esclave de ces lieux. Tu n'es qu'une poussière envolée dans la moiteur de l'Argentine.
Tu tournes la page, tu écoutes cette musique, ces oiseaux colorés qui fredonnent, ce fleuve bouillonnant qui chantonne comme un air de bandonéon. Elle te transporte au-delà de ton imagination. Tu n'es plus dans un roman de Selva Almada, tu es au cœur de cette forêt, au bord de ce fleuve. D'ailleurs, tu sors de l'eau une Quilmès, assez fraîche, tu l'as bien mérité, un livre comme ça t'emporte si loin, bien plus loin qu'une raie au bout de ta canne à pêche.
« Le vent se faufile entre les arbres et tout est si silencieux à cette heure que le murmure des feuilles grandit comme la respiration d’un animal immense. Il écoute sa respiration. Un souffle. Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l’air qui s’introduit dans les entrailles.
Ce ne sont pas seulement des arbres. Ou des mauvaises herbes.
Ce ne sont pas seulement des oiseaux. Ou des insectes.
Le quitilipi n’est pas un chat sauvage, même s’il en a l’air, parfois.
Ce ne sont pas des cochons d’Inde. C’est ce cochon d’Inde-là.
Ce serpent yarara.
Cette plante caraguata, unique, avec son cœur rouge comme le sang d’une femme.
S’il étend son regard, dans a direction où la rue descend, il parvient à voir le fleuve. Un éclat qui mouille les yeux. Et là encore : ce n’est pas un fleuve, c’est ce fleuve-là. »
Ce ne sont pas seulement des arbres. Ou des mauvaises herbes.
Ce ne sont pas seulement des oiseaux. Ou des insectes.
Le quitilipi n’est pas un chat sauvage, même s’il en a l’air, parfois.
Ce ne sont pas des cochons d’Inde. C’est ce cochon d’Inde-là.
Ce serpent yarara.
Cette plante caraguata, unique, avec son cœur rouge comme le sang d’une femme.
S’il étend son regard, dans a direction où la rue descend, il parvient à voir le fleuve. Un éclat qui mouille les yeux. Et là encore : ce n’est pas un fleuve, c’est ce fleuve-là. »
Tu tournes la page, tu revois cette jeune femme au sourire argentin, assis à ta table, un verre de bière argentine. Tu l'imagines autour de ce feu, autour de ce fleuve. Ce n'est pas une femme... Elle t’ensorcelle de son jasmin, de son sourire qui te caresse le visage comme l'eau du rivage caresse sa peau caramel. Elle reste en toi, comme ce roman, comme ce fleuve, comme un moment de poésie qui a traversé ta vie. Inoubliable. Sur le fleuve. Dans la nuit.
Tu tournes la page, tu regardes cette raie qui commence à pourrir, chauffée par le soleil, tu entends ces trois coups de feu qui transpercent le silence de la forêt, tu sens, ressens l'atmosphère moite et bucolique, les larmes mouillées par les souvenirs, par les silences, par cette joie qui ne t'habite plus. Alors tu restes au bord du fleuve, à communier tes péchés, sombres comme l'eau, tristes comme le reflet de ton visage. Et à la dernière page, tu sais que tu as vécu un grand moment, des instants de poésie posés là entre chaque souffle, entre chaque phrase.
Ce n'est pas un fleuve, c'est bien plus. C'est une âme, argentine.
« Ce n'est pas un fleuve », Selva Almada.
Traduction : Laura Alcoba.
En Amérique Latine avec Inngannmic.
Sur une masse critique,
Merci donc à Babelio et les Editions Métailié,
ce n'est pas une masse critique, ce n'est pas un roman argentin, ce n'est pas un fleuve.
« Sous le bateau, le fleuve est plus noir que la nuit. »
J'étais déjà convaincue, les deux lectrices qui ont également proposé ce titre pour le mois latino ayant montré autant d'enthousiasme que toi...
RépondreSupprimerMerci pour cette belle chronique !
Second roman que je lis d'elle, une pure merveille.
SupprimerA l'année prochaine...
Mais comme il semble Magnifique ce roman, ce fleuve, cette musique, cette âme, cette raie...
RépondreSupprimerVraiment superbe. Selva Almada, un nom à retenir <3
Il est plus que magnifique, il est poétique, il est musique, il est... nique nique nique, faut que je trouve des rimes en ique...
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