mercredi 23 mars 2022

Madame Fume des Gauloises


 C’est pas que ça me gêne de marcher dans la boue, mais bon, jusqu’à présent je n’avais jamais laissé traîner mes sabots dans la Creuse ? La CREUSE ! oui. Tu connais ? Y’a des champs, y’a de la pluie, y’a de la boue. Alors c’est chaussé de grandes bottes en caoutchouc que j’arpente les terres creuses. Oui, je sais ça fait pas rêver, la CREUSE ! Alors là, je sens les insultes creuses qui vont envahir mon espace virtuel, pour peu qu'il y ait au moins du réseau dans cette lointaine et boueuse contrée ? La Creuse, je ne pensais jamais y aller alors que j‘ai tant arpenté las pâturages du Montana ou du Wisconsin. C’est que j‘aime le nature writing, la littérature de la boue et des grands espaces, et malgré tout la CREUSE pourrait être un p’tit coin de nature à la française, genre un plateau des milles bisons, où il fait bon y écrire. Et y boire, aussi, surtout. C’est que j’aime bien boire un verre de vin avec Madame qui fume des Gauloises… D’un autre temps, cette Creuse, j'vous le dis.  

« Quand la fumée des Gauloises ne suffit pas à soulager le dégoût qu’elle a d’elle-même, à renouer avec sa grandeur méconnaissable sous ses oripeaux, elle s’accorde un peu de vin. Assez peu. Son organisme le tolère mal et l’entraîne vite dans un trouble mélancolique, sans qu’elle puisse le prévoir, et qu’elle doit corriger à l’aide d’autres verres jusqu’à tomber dans un sommeil pâteux. »

  Madame de la Villonière, veuve depuis des lustres, les lustres du salon sont poussiéreux d’ailleurs dans sa vieille demeure isolée dans ce trou perdu dans cette Creuse abandonnée où la servante est presque aussi vieille que les pierres du château. Alors, Madame se prend d’amitié pour Guillaume, 14 ans qu’elle rebaptisera en Willy – on ne refuse rien à Madame – le fils des métayers qui s’occupent de ses terres. Une amitié exigeante qui a pour but de lui donner une autre éducation – meilleure à n’en pas douter que des paysans ne peuvent offrir à leur progéniture. Plus cultivée, les mathématiques et la poésie, les règles du maintien, tout pour en faire un « héritier » officieux. 

« Il marche lentement sur le chemin qui conduit chez lui, attendant que la route familière dont il connaît chaque arbre, chaque buisson, chaque pierre, le réintègre dans son être. Que ce soir est calme. Pas un souffle d'air. Il déteste le vent, le plus faible suffit à le troubler. Le ciel est tranquille. Le soleil a disparu ne laissant qu'une lueur qui s'attarde où se découpent les silhouettes sombres des grands chênes qui bordent les champs. Sa frayeur s'éloigne. Le pelage des vaches blanches est encore visible sur le noir des près. Elles sont immobiles, figées par l'ombre. La solitude est de bonne compagnie, il ralentit son pas, retarde le plus possible le moment où il va devoir pousser la porte de la cuisine familiale, affronter la lumière violente de l'ampoule qui éclaire la table, voir l'assiette qui l'attend, sa fourchette et son verre et ses parents qui le regardent en attendant de se servir la soupe qui fume dans la casserole en inox posée au centre de la toile cirée. Il voudrait ne jamais arriver. »

  Je peux d’ailleurs m’interroger sur les motivations de la Dame de la Creuse, sans titre de noblesse, juste un passé vermoulu. Et surtout comment ne pas sentir le mépris pour les parents de Guillaume qui s’effacent devant cette attitude autoritaire. Un sentiment d’humiliation, d’asservissement même. La Creuse d'un autre temps. Mais en s'enfonçant plus profondément dans la boue, je perçois le fondement de Madame, son deuil, ses peurs, sa solitude. Madame rêve d’atomiseurs, Madame rêve d’apesanteur… Des heures et des heures à la recherche d’un bonheur. Madame rêve et moi d’un verre, ad libitum… Et à la fin du roman, je me repasse le film de Madame, je revois ces gestes, ces actes, son but. Tout devient limpide comme mon verre de whisky affiné dans des fûts de Sauternes. Madame rêve, Madame fume des Gauloises. 

« Taisons-nous. Allons boire. Je ne prends plus que du vin mais il doit bien me rester une ou deux bouteilles de vieux malt, un Glenn quelconque… »

« Madame », Jean-Marie Chevrier.




8 commentaires:

  1. T'avais la dent creuse à proposer Bashung avec ce post. Bravo Bibi!

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  2. Un roman qui m'avait plutôt intriguée, et pas trop déplu... Toi aussi, on dirait (du moins intrigué).

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    1. La fin y est pour beaucoup de son intérêt...

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    2. Oui, en effet. Sinon, ça "patauge" dans une ambiance assez malsaine... Ne suis jamais allée dans la Creuse ;)

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  3. Je me suis creusée la tête, où est-ce donc la Creuse... pour découvrir au final que madame a une sacrée classe! Et elle fume des Gauloises... elle boit du rhum aussi?
    Car si madame rêve d'apesanteur, le nectar ambré pourrait l'aider à l'atteindre...

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    1. La Creuse, c'est comme le Yukon, en moins beau, en moins peuplé, en moins enneigé... Donc ça n'a rien à voir :-)

      Madame boit du rouge, c'est déjà de la grande classe, mais une dame de grande classe ne refuse jamais non plus un verre de rhum...

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