samedi 13 août 2022

La Folle et le Dictateur

"Elle ne sortait pas souvent lécher les vitrines, comme disaient ses copines qui habitaient à l'autre bout de la ville. Lupe, Fabiola et Grenouille, ses uniques sœurs tapettes qui louaient une grande maison du côté de Recoleta, près du Cimetière général, dans ce quartier poussiéreux de taudis, d'impasses et de débits de boissons aux coins des rues où ça grouillait d'hommes, surtout des jeunes issus des quartiers pauvres bourrés du matin au soir et qui tournaient au vinaigre sous le soleil. Ivres et sans le sou comme ils étaient, ses copines n'avaient aucun mal à les traîner jusque chez elles et, une fois à l'intérieur, à les gorger de vin rouge pour finir toutes les trois le cul en l'air à partager les caresses baveuses d'un mâle chaud comme la braise. Tu ne sais pas ce que tu rates en ne venant pas plus souvent, ma jolie, la narguait Lupe, la plus jeune des trois, une boute-en train de trente ans à la peau mate, la seule qui pouvait encore se permettre de faire son show et de s'habiller comme Carmen Miranda, avec une minijupe en bananes qu'elle secouait à la face des zonards bourrés pour les réveiller."
 
Un vent de folie semble souffler en ce printemps 1986 le long de la Cordillère, la Folle d'en Face avec ses yeux de chatte apprivoisée, le Dictateur avec sa mégère - oups sa femme, incessamment bruyante et épuisante. 
 
La Folle, ce travesti au regard vieillissant et à l'âme si romantique, s'éprend de ce beau Carlos, un jeune "étudiant" militant contre le Général Pinochet. Ce dernier part d'ailleurs en excursion pour un week-end avec sa femme, pas encore sorti de la ville qu'il est déjà fatigué, elle ne cesse de lui parler mode, couleurs et chiffons. Que de bruits dans cette ville, entre les cris des manifestants et ceux des fantômes exécutés ou disparus, sans compter les klaxons. Vive la campagne. Une tranche de pâté, mon chéri ? La Folle pose une magnifique nappe sur l'herbe sauvage, toute fleurie, des papillons sur la nappe, jolis papillons qui te picotent l'intérieur de ton âme. Ah c'est beau l'amour, se dit-elle... Un verre de vin, mon amour ? Du vin chilien, du beaujolais, les plaisirs d'un pique-nique à l'improviste. Tiens, ce ne serait pas la voiture du Général qui passe, lunettes noires et uniforme tristement gris. Ah c'est beau l'amour...
 
"A chaque période d'absence de Carlos, un abîme insondable crevassait ce paysage, car elle repensait à lui, si jeune et elle si âgée, si beau et elle si déplumée par les années. Ce petit homme si subtilement masculin, et elle, pédé comme un phoque, si foncièrement tapette que l'air autour d'elle était imprégné de ses émanations lopette. Qu'est-ce qu'elle y pouvait ? A cause de lui, elle était au bord du trépas, comme un papier de soie fané par son haleine moite. Qu'est-ce qu'elle y pouvait, si sa vie avait toujours été illuminée par l'interdit, si sa vie était une voix de tango muselée d'impossible ?

Qui aurait pu deviner quand l'amour,
le vrai, nous frapperait en plein cœur :
quand il est trop tard et qu'on est fichu,
prisonniers du fourvoiement."
  

Dans le Chili du Pinochet, toujours ceinturé dans son costume d'un gris sale, d'un gris cendre, poussière des ombres et des torturés, que tu sois communiste ou pédé, un vent de poésie chuchote pourtant au-dessus des fleurs printanières. Pendant que l'austérité des discours du Dictateur époumone les ondes radios, la Folle d'en face chante, danse, telle une âme poétesse et amoureuse de son beau mâle intrigant. Que c'est beau, ces histoires d'amour, que c'est tendre et papillonnant. Que c'est dangereux, ces envies révolutionnaires, ces esprits littéraires, qu'un char pourrait détruire, qu'un soldat pourrait fusiller. Que c'est triste, l'amour, triste et beau, surtout quand l'âge et le rhum se fait vieillissant. 

Bien au delà de la Cordillère, le regard porté aussi loin que l'océan le permet, La Loca continue sa folle danse sur la route du cinéma, et tremble ô matador...
 
"Avec la suavité d'une geisha, elle sortit de sa bouche et empoigna la tête chauve et luisante, l'observa se dresser devant son visage et, de sa langue baveuse, aiguisée comme une flèche, le chatouilla, dessina son contour mauve. C'est de l'art amoureux, se répétait-elle infatigablement, respirant les vapeurs de mâle étrusque qu'exhalait ce champignon lunaire. Les femmes ne savent pas faire ça, s'imagina-t-elle, elles se contentent de sucer, alors que les folles exécutent une broderie chantante, jouent une symphonie. Les femmes ne font qu'aspirer, tandis que la bouche de lopette prépare la fiancée, lui envoie d'abord de la vapeur. La folle déguste d'abord, avant de laisser s'exprimer son sens lyrique dans le micro charnel qui diffuse sa libation radiophonique. C'est comme chanter, conclut-elle, interpréter pour Carlos un hymne d'amour qui s'adresse à son cœur. Mais il ne le saura jamais, confia-t-elle tristement à la poupée qu'elle tenait dans sa main et qui la regardait tendrement de son œil de cyclope. Carlos est bourré, il dort comme un loir, il ne saura jamais quel a été son meilleur cadeau d'anniversaire, dit-elle à la marionnette brune, embrassant avec une douceur de velours son petit méat en forme de bouche japonaise. Et, en guise de réponse, le pantin solidaire lui accorda une larme de verre pour lubrifier le chant asséché de sa solitude incomprise."   
 
"Je Tremble, ô Matador", Pedro Lemebel.
Traduction : Alexandra Carrasco.
 

 

12 commentaires:

  1. Comme tu sais j'ai adoré cette Loca drôle et émouvante.
    D'après ce que tu dis le film a l'air assez fidèle au livre alors que les critiques... se plaignaient que pas.
    J'espère que tu pourrais le voir. C'est tellement beau.

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    1. Peut-être que les critiques n'ont pas lu le livre ?... Je pense que ça doit arriver souvent... De toute façon, ça sert à rien de comparer les romans aux films. Chacun apporte sa propre vision, déjà parce qu'écrit par deux personnes différentes, un écrivain et un réalisateur (ou scénariste)...
      Je le verrai probablement un jour, lors d'une sortie DVD ou d'un passage à la télé...

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  2. Ah super. Moi aussi ça me gave copieux ceux qui disent : je peux pas voir le film, j'ai lu le livre... c'est inadaptable... etc. Mais je ferme ma boîte à camembert.
    Ça m'est arrivé souvent de lire un livre après avoir vu le film et lycée de Versailles. L'un me donne envie de l'autre. C'est comme tu dis, ce sont deux oeuvres différentes.

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    1. Attends, attends, faut que je note ce jour : Jour où pour une fois j'ai pas trop écrit de conneries...

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  3. Pas ce Dictator là, ni cette poussière... Mais il a de l'âge aussi ;-)

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    1. la poussière et l'âge vont ensemble... Et je me doutais bien qu'il ne doit pas y avoir un grain de poussière dans ta demeure...

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    2. Ben ne viens pas en ce moment, en semaine c'est la cata .... :-//

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  4. À déguster un prochain jour ensemble, en digestif par exemple ^^

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  5. La nuit c'est qu'une illusion et la route est illusoire, je viendrais bien siroter ce Dictator avec vous. À moins que la bouteille soit à sec...
    Tu me parleras de ce livre. Je te parlerai sloche et sirop d'érable.

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    1. A sec.... Mais j'ai du kraken à la place pour réhumidifier tes lèvres, c'est que parler, ça donne soif...

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