vendredi 19 août 2022

Son Dernier Verre à Soho

"Lorenzo prend une douche, se branle, se lave, puis se sèche, s'habille et descend au pub du village."
 
Je le vois entrer dans le pub, le regard triste, le sourire absent, l'air mort. Comme tous ceux qui entrent dans un pub avant midi. Je fais partie de ce lot-là, des âmes errantes qui ont perdu leur âme un jour, sans s'en rendre compte, ou justement si, avec raison. La vie bouge, elle est un flux et reflux d'envie et de désir qui s'échouent aux rivages de ta porte brinquebalante, comme la marée qui laisse son écume blanche avant de se retirer. 
 
"Lorenzo commande une pinte de Black Sheep et regarde le liquide brun couler dans le verre en formant de la mousse. Quand il était à Londres, il buvait de la blonde parce que c'était facile et rapide, mais par une journée comme celle-ci et dans un pub comme celui-ci, il vaut mieux prendre quelque chose de plus costaud."
 
A l'intérieur, le ressort de l'horloge semble s'être cassé, au dessus de la glace miroitant un alignement presque géométrique de verres bus, un reste d'une mousse blanche s'étirant de toute sa langueur. De toute façon, dans la pénombre de ces lieux, l'heure n'importe peu, le temps n'a plus lieu, il est toujours l'heure d'une pinte, que cela soit la première ou la dernière pinte à Soho. La vie, là-bas, c'est cette adéquation entre l'ombre de la table et la lumière du comptoir. Une musique s'échappe d'une vieille platine, pour occuper le silence de ceux que ça dérange. Des êtres entrent, ressortent, se regardent ou baissent les yeux. De temps en temps un rire s'étale, des regards se tournent vers le sourire d'une femme, la porte des chiottes s'ouvrent et se referment.  
 
 
"- Je suis désolé, dit Lorenzo.
- Pas besoin, dit Robert. Et ça sert à rien que je m'apitoie. II est temps que j'agisse, putain. Mais j'ai pas la moindre idée de ce que je peux faire. Je viens de passer les trois derniers mois à picoler à en crever comme le putain de déchet inutile que je suis.
- Excusez-moi ?
Une femme est installée à une table à l'autre bout du pub. Ni Lorenzo ni Robert ne l'ont vue arriver, s'asseoir et commander la tasse de café noir posée devant elle.
La première pensée de Lorenzo, c'est : un café dans un pub ? La première pensée de Robert, c'est : putain de merde, j'aurais pas juré si j'avais su qu'il y avait une dame.
- Excusez-moi ? répète-t-elle."  

J'essaye de me lever du comptoir, les fesses collés à ce tabouret depuis trop d'heures. Dehors, un soleil éblouissant, une pluie battante, une brume fumeuse. A l'intérieur, il n'y a plus de temps. A l'extérieur, la météo londonienne n’intéresse guère. Peu importe les guerres dans le monde, ici une autre bataille semble se jouer. Certains espèrent un nouveau blitz, pour raser ce quartier, en faire un truc plus cossu, plus branché. D'autres se rasent la chatte, histoire de plaire à ces vieux clients, qui oscillent entre pubs et bordels, les deux mamelles de leur triste existence.

"Robert quitte son tabouret de bar, vacille, se ressaisit, puis pousse la lourde porte en bois et trébuche sur le trottoir. Il a quitté Precious il y a plusieurs heures, et il se sent encore plus mal qu'avant. Mettre de l'argent dans le sexe, ça devait lui éviter de le dépenser en alcool. Le sexe est meilleur pour sa santé, sinon pour son compte bancaire, et en général ça améliore son humeur.
Mais ce soir, il lui restait encore un peu de monnaie. Il n'avait pas envie de retourner au Behn et d'expliquer sa disparition à Lorenzo, alors il est entré dans un autre pub et s'est assis seul au bar, le dos voûté. Il a commandé un double whisky de mauvaise qualité."
 
Remontant mon caleçon, boutonnant mon jean, le regard absent, la queue misérable, j'enfile ma vieille paire de baskets et retourne à mes navigations solitaires, un autre pub, d'autres types. A l'ombre des réverbères se distillent des portraits attachants, éclairant ces âmes errantes, ces combats perdus contre la vie, contre l'argent, contre l'amour. De nouvelles bières à partager, dans la solitude d'un lieu, comme une dernière nuit à Soho. La serveuse me ramène une nouvelle pinte, la première ou la dernière. Quand la soirée s'approchera de la lune, elle me déposera un verre d'Aberlour et je repenserai encore à tous ces hommes, ces femmes qui gravitent encore dans ce quartier. On n'oublie pas son dernier verre à Soho. 
 
"Il attrape sa pinte et boit longuement pour avoir le prétexte de garder le silence au moins cinq secondes."
 
"Dernière Nuit à Soho", Fiona Mozley.
Traduction : Laetitia Devaux.

Sur une masse critique, 
Merci donc à Babelio et les éditions Joelle Losfeld,
pour ce verre à Soho.
 

 
 


 

2 commentaires:

  1. On n'oublie pas son dernier verre à Soho. Ni même son premier. Encore moins les gens qui partagent notre route. J'aime Soho, ses humeurs, ses turbulences...
    Il te reste du whisky?

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    1. Il me reste toujours du whisky. Et même une dernière goutte d'Aberlour que je n'ai pas encore fini... Un dernier verre, probablement, pas plus, à Soho ou dans ma poussière de vie...

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