jeudi 25 mai 2023

Une histoire d'oyseau et de saule, de bière et de jazz


Haruki Murakami est un formidable conteur. Il distille une ambiance comme d'autres distilleraient un bon rye à 50°. Du coup, qu'est-ce que je vais bien pouvoir te conter sur ces contes à la sauce Murakami. Pour être honnête avec toi, j'aime bien l’honnêteté, est-ce que ça vaut le coup d'ailleurs que j'essaie de mettre des phrases, sans âme, d'un homme, moi en l’occurrence, regardant une femme endormie sous des saules aveugles. Les yeux clos, elle garde son sourire, un sourire qui me rend aveugle de son éclat. Et à partir de cette image je pourrais te raconter tout ou n'importe quoi. Une histoire d'amour, une histoire de tristesse, une histoire de bières et de jazz. De toute façon dans ce genre d'histoire, il suffit d'une lune, couleur bleue et tout se lie.
 
« Et puis, soudain, je disparus. 
Peut-être était-ce la faute de la lune. Ou bien la faute de cette musique dans la nuit. »
 
Donc par où commencer. Par le début me semble logique. Alors je sors la bouteille du frigo, la caresse de mes mains, pour sentir sa fraîcheur. En quelques secondes, elle devient humide, perle de sueur le long de son corps de verre. Envie de lécher la moindre goutte, mais je réserve ma patience pour d'autre embruns. Je la décapsule ainsi et la verse aussitôt dans un verre à pied aux formes harmonieusement arrondies. Et là, je respire, cette sensation de fraîcheur, cette fragrance légèrement herbacée. Les yeux clos, je m'imagine dans une autre vie, pleine d'espoir, de beauté et d'odeur de jasmin ou de spaghettis, ici ou dans la baie de Hanalei. Je choisis un disque au hasard en me parlant à moi-même comme si je lisais un poème.  

« À présent, c'était presque le soir. De vagues lumières jaunes semblaient voleter depuis les lampes du train, comme une poussière en suspension, squames d'un papillon de nuit chagrin, qui flottaient en l'air et s'introduisaient silencieusement dans le nez, la bouche le corps des voyageurs. Je fermai mon livre, laissai mes paumes reposer sur mes genoux et les observai longuement. Cela faisait extrêmement longtemps que je n'avais pas contemplé mes mains ainsi. Dans cette lumière voilée, elles semblaient sales, noirâtres. Elles ne paraissaient pas être miennes. Leur vue m'emplit de tristesse. C'étaient des mains qui n'avaient jamais rendu quelqu'un heureux, qui n'avaient jamais sauvé personne. »
 
Haruki Murakami dicte légèrement mon choix. Il me parle ainsi du 10 to 4 at the 5 Spot, chez Riverside, du quintette de Pepper Adams avec un certain Donald Byrd à la trompette. Ma main se dirige ainsi vers la lettre B - oui, je sais, je suis du genre à classer mes disques par ordre alphabétique, le bêta, le pauvre type, comme pour les romans. B comme Byrd, donc. A new perspective, band & voices, chez Blue Note, 1963. Hank Mobley au saxophone ténor, Herbie Hancock au piano. Un album qui dès les premières notes m'émeut. Ces voix venues d'ailleurs qui bousculent le peu d'âme qui reste en moi. Mais bref passons, tu vas encore me dire qu'on s'en fout de ta vie, du choix de tes bières ou de tes disques, que ce que tu veux savoir c'est ce que raconte cet étrange bouquin qui te sert de sous-bock au titre étrange mais pour le moins poétique : « saules aveugles, femme endormie ». Alors j'y viens, il faut savoir prendre son temps pour déguster une bière, ouvrir les cuisses d'une femme ou fermer un bouquin de Murakami. 
 
« Le deuxième incident eut lieu à peu près à la même époque et, par hasard, il concerne aussi le jazz. Un après-midi, je me trouvais dans un magasin de disques d'occasion, près du Berklee College of Music, et je farfouillais dans les bacs. Glaner des vieux 33 tours est pour moi une des choses qui rendent la vie précieuse. Ce jour-là, j'avais repéré un enregistrement que Pepper Adams avait fait pour Riverside, intitulé 10 to 4 at the 5 Spot. Il s'agissait d'un concert live du Quintette Pepper Adams, avec Donald Byrd à la trompette, qui avait été enregistré en public au club de jazz de New York, le Five Spot. « 10 to 4 », bien entendu, cela signifie « quatre heures moins dix » du matin. Et cela veut dire que l'ambiance dans ce club était alors si fiévreuse que les musiciens avaient joué jusqu'à l'aube. Ce disque-là était un original, à l'état neuf, et il coûtait à peine sept ou huit dollars. Je possédais la version japonaise et je l'avais écoutée tant de fois que le disque craquait terriblement. Dénicher un enregistrement original dans cet état et à ce prix me parut, pour exagérer un peu, de l'ordre du « petit miracle ». J'étais fou de joie au moment où j'achetai ce disque, et juste quand je sortais du magasin, un jeune homme qui entrait m'aborda et me demanda :
« Hey, you have the time ? » (Pardon, vous avez l'heure ?)
Je jetai un coup d’œil à ma montre et lui répondis automatiquement :
« Yeah, it's ten to four. » (Oui, il est quatre heures moins dix.)
Remarquant alors la coïncidence, je déglutis, stupéfait. Que se passait-il ? Le dieu du jazz se promenait-il justement dans le ciel de Boston pour m'adresser un clin d’œil et me lancer avec un petit sourire : « Yo you dig it ? » (Hé, ça te plaît ?) » 
 
Et comme je le disais au début de ma chronique, l'auteur est un formidable conteur. En une trentaine de pages, durée moyenne de chacune de ses histoires, il m'embarque dans une ambiance, tout aussi étrange comme le laisse supposer son titre. Parfois, cela flirte avec l'imaginaire. Comme souvent avec Haruki, il laisse libre cours à son imagination, souvent débordante, qui flirte avec la banalité comme avec les kamis ou les fantômes. Avec ou sans chute, si ce n'est la chute de reins de cette femme qui m'obsède depuis la nuit des temps, depuis que la lune illumine mes nuits de sa lueur bleue et que la brie emporte ces notes de trompette, bref, passons là encore sur ce détail insignifiant pour certains, mais aussi avec du jazz, des références omniprésentes. En fait, j'ai envie de dire : on aime ou on aime pas, cela dépend de sa perception, de son ouverture d'esprit, de l'acceptation d'un monde étrange qui peut dépasser parfois la vision bassement matérielle de ce verre de bière presque vide où des traces de mousse blanche glissent encore le long de sa paroi. Et de la musique intérieure qui circule dans ton corps, sous des saules aveugles.   
 
« Saules Aveugles, Femme Endormie », Haruki Murakami.
Traduction : Hélène Morita.

 


« Parfois je me dis que le cœur des gens est comme un puits très profond. Personne n'en connaît le fond. Ce que tu peux en imaginer, c'est seulement d'après ce qui flotte à la surface. »

2 commentaires:

  1. Le film m'avait laissée complètement sur le carreau et ce que tu racontes ne semble à peu près rien à voir avec ce que j'ai vu. Bref, Murakami, j'ai du mal et pendant que je t'écris, le 1Q84 me regarde. Je l'avais abandonné mais je l'ai mis droit dans la bibli pour le reprendre. Peut-être quand j'aurai fini mon roman historique. L'histoire d'un bourreau amoureux sous Louis le XIVème.

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    1. J'ai presque tout lu de Murakami, à part justement ce 1Q84, le côté trilogie qui me rebute un peu. Je l'adore tout simplement, l'un de mes auteurs fétiches du côté du Japon...
      Pour le film, je ne l'ai pas vu... Est ce que toute l'histoire est sur la femme endormie et le saule aveugle, ou est-ce que ça reprend plusieurs nouvelles distinctes ?...

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