dimanche 21 juillet 2024

Le Kid de Calusa


Le soleil sur Calusa, Florida. Les Keys et son Kid. Je l'ai croisé un jour, là déambulant dans le vide, ou démarchant un petit taf de plongeur ou de serveur. Il m'a raconté son histoire, le genre de vie qu'on n'oublie pas, qui reste en nous longtemps après... Comme ancrée dans la baie, la baie pas si belle de cette Floride. Le Kid, il préfère s'appeler ainsi, peu importe son véritable nom, il n'existe plus, même si une recherche Google te fournira son pedigree.
 
Il m'emmène alors chez lui, une cabane sous un pont. Attaché à un ponton, il me présente Iggy son iguane, avec l'air de s'excuser pour ce manque d'originalité. Sa seule compagnie, aussi fidèle qu'un chien, sauf qu'en plus il fait peur aux déchets humains qui gravitent sous le pont, des SDF comme lui, des drogués, des fugueurs. La crème de la société des oubliés.  
 
"Au loin, là où la ville tentaculaire se rétrécit et se termine enfin, au-delà de la zone où les galeries marchandes, les pavillons et les enclaves protégées des banlieues se transforment en parcs à caravanes et où ceux-ci finissent par se fondre dans des fourrés de palmettos, des champs de canne à sucre et des mangroves, au-delà du Grand Marais de Panzacola, un soleil rouge et aplati miroite près de l'horizon bas que rien ne brise. Zébré de bandes nuageuses couleur mandarine, le ciel à l'ouest devient turquoise puis se couvre d'orange et finit écarlate. Ce ciel de fin de journée, le Kid peut le voir depuis l'endroit où il se trouve sous le Viaduc, mais seulement s'il s'avance jusqu'à l'extrémité de la péninsule de béton, se dresse au bord de l'eau qui clapote et lève les yeux. Deux 747 s'envolent simultanément de l'aéroport international à l'ouest du centre-ville. Des traînées parallèles de vapeur condensée blanche rayent le ciel qui s'assombrit." 

Le Kid a été fiché comme délinquant sexuel, erreur ou pas, maintenant il erre. La loi ne lui permet pas d'habiter à moins de 800 m d'une école, d'un square, d'un immeuble où pourrait habiter des enfants. Autant dire que la loi ne lui laisse aucun endroit pour habiter, si ce n'est ce pont. Ainsi va sa réhabilitation ou sa pénitence. D'autant plus que les rares employeurs qui s'acceptent de l'embaucher pour quelques heures en profitent largement.

Fidèle à lui-même, Russell Banks m'emmène sous le viaduc Claybourne à la rencontre de quelques laissés-pour-compte, un mot terrible je trouve pour dire des personnes que la société a rejeté et ne veut plus. Il signe ainsi une nouvelle œuvre sociale et émouvante sur la jeunesse de son pays, un pays hypocritement puritain. La dernière page se tourne, le temps de faire un bilan sur l'incompréhension de notre société et de verser une petite larme (avec une lichette de bière) sur le sort d'Iggy l'iguane, ce fidèle compagnon d'enfance protecteur et presque aimant, sur la vie du Kid de Calusa, imprégnée de tristesse et de rage. Le Kid s'est abandonné à son sort, et son sort le ramènera toujours sous ce viaduc qui mène à l'océan...   

"Répondre à la question du véritable nom du Kid ne devrait pas être difficile. Pas besoin de rester là à attendre que le Kid veuille bien le donner. Il n'a qu'à aller, via Google, sur le site du Registre national des délinquants sexuels. Là, cliquer sur trouver les délinquants, puis chercher par lieu et entrer le nom Calusa. Une carte apparaîtra, parsemée de petites cases colorées : chaque case représente le lieu où demeure un délinquant sexuel condamné et sa couleur, rouge, jaune, bleue ou verte, indique la nature du délit. Le rouge désigne les actes perpétrés contre des enfants ; le jaune marque le viol ; le bleu, l'agression sexuelle ; et le vert dénote les "autres délits" qui peuvent être n'importe quoi depuis la "sodomie au deuxième degré" et "l'abus sexuel au deuxième degré" jusqu'au "comportement obscène et lubrique". C'est sans doute la couleur du Kid, étant donné la durée relativement brève de sa peine."
 
"Lointain Souvenir de la Peau", Russell Banks.
Traduction : Pierre Furlan.
 

 

7 commentaires:

  1. Un texte très intelligent, comme souvent avec cet auteur...

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    1. Oui, souvent, toujours. Russell Banks ne m'a (presque) jamais déçu. Le presque parce qu'il y avait quelques années, j'avais eu du mal avec un de ses vieux romans, je ne devais pas être dans les meilleures conditions...

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  2. Il est dingue ce livre n'est-ce pas ?
    La voix d'Iggy : love !

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    1. Très fort cet iguane, et très triste... Parfait pour accompagner cette petite bière locale...

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  3. Ah mais oui, je n'avais pas reconnu la binouze :-)

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  4. Russell Banks, toujours grandiose...

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    1. toujours... et je n'ai pas encore fini de l'explorer... d'autant que certains de ces vieux romans, j'ai aussi envie de les relire...

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